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une belle à son bras. Impatient de la caresser, il la fait asseoir par mégarde sur un bloc de bitume, où ils demeurent l’un et l’autre à jamais collés. La moralité de cette fable, c’est qu’il y a de ces liaisons dont les jeunes gens ont bien de la peine à se dépêtrer, et qu’un derviche, avant de se livrer à l’amour, doit soigneusement reconnaître le terrain. — Est-il besoin d’insister sur l’épaisseur de ces facéties poissardes? L’auteur veut être badin ; il réussit souvent à être balourd. Serait-ce que l’élégance et la légèreté restent étrangères au génie allemand? Nous ne saurions généraliser à ce point. Que de grâce, par exemple, en ces vers de Goethe, que nous trouvons aussi dans le Commers-Buch, sous le titre de Confession générale : « Oui, nous le confessons, nous avons souvent rêvé éveillés, négligé de vider le verre où le vin frais écumait ; nous avons laissé passer plus d’une rapide heure du berger, nous avons négligé de cueillir plus d’un baiser furtif sur des lèvres chères. Mais M. Scheffel nous donne mieux que personne le ton des réunions d’étudians (burschikoser Kneipeton), où des délicatesses de salon ne seraient guère de mise. Ce n’est point trop de ces chansons cosmogoniques, nous dit un professeur allemand, pour dérider les fronts de nos pédans bourrus. Et de même que l’engloutissement de quantités prodigieuses de vin et de bière suffit à peine à secouer ces grands corps lymphatiques, de même il faut de ces plaisanteries colossales pour mettre en train des esprits lents.

Les chansons purement bachiques tiennent autant de place dans le bréviaire des étudians allemands que l’ivrognerie dans les mœurs nationales, et en particulier dans les coutumes académiques. « L’ivrognerie, dit le docteur Rodolphe Schultze, auteur d’un traité sur la matière, est le vice national de l’Allemagne, comme la perfidie est le vice italien et la vanité le vice français par excellence. » Les Français, ajoute le même auteur, qui nous ont emprunté le verbe trinken, boire en allemand (trinquer, dans notre langue), ne connaissent que l’ivresse légère, ils se montrent plus fidèles à Venus qu’à Bacchus; leur façon de boire, comme celle des autres nations romanes, n’a rien de caractéristique ; les Anglais s’adonnent à l’ivresse brutale et solitaire; les seuls Allemands s’enivrent avec méthode au milieu de la cordialité des banquets[1]. Ce vice, ou plutôt cette fatalité nationale, est née dès la plus haute antiquité dans les âpres forêts et les vallées humides de la Germanie. Les vieux Germains étaient déjà célèbres par leur courage, leur chasteté, leur ébriété habituelle. Boire des journées et des nuits entières, a dit

  1. Geschichte des Weins und der Trinkgelage. Ein Beitrag zur allgemeinen Kultur und Sittengeschichte, von Dr Rudolf Schultze. Berlin, 1867, passim.