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quitter la ville, « ayant auparavant payé toutes ses dettes, ce qui est rare en pareil cas. » Le voilà donc errant par monts et par vaux, sans but et sans fortune. Il demande conseil au curé, qui choque son verre contre le sien et lui dit en souriant : « C’est demain la fête de saint Fridolin, à Säkkingen, la ville voisine. Allez prier saint Fridolin, patron des jeunes gens dans l’embarras; nul ne l’a jamais imploré en vain. » Et Werner partit, emportant les vœux et les bénédictions du bon prêtre.

C’est la fête de saint Fridolin, le saint venu des contrées lointaines de l’Irlande, le patron vénéré de la vallée du Rhin. Le soleil de mars s’est mis de la partie, tout Säkkingen est en habits de fête, les cloches tintent à plein carillon, on entend le doux et solennel grondement de l’orgue retentir autour de la cathédrale. Chapeau bas, Werner s’avança jusque sous le porche : la procession défilait, douze enfans portaient les reliques du saint enfermées dans un cercueil orné d’or et d’argent, et chantaient un cantique : « Fridolin! Fridolin! » Suivaient les notables de la ville, après eux les dames du grand chapitre, à leur tête, l’abbesse princière, qui fut jeune et belle il y a bien des années, et grommelait entre ses dents : «Fridolin, excellent saint, que ne peux-tu me rendre ma jeunesse! » Paraît ensuite une théorie de jeunes vierges chrétiennes vêtues de blanc qui portent la bannière de Marie, mère de Dieu. Une seule entre toutes attire comme l’aimant les regards du jeune trompette ; elle est blonde et svelte, un bouquet de violettes lui sert de coiffure, l’éclat de son visage transparaît sous la blancheur du voile : Werner se sent blessé d’amour. Le soir venu, jeunes gars et jeunes filles dansaient en l’honneur de saint Fridolin, les cabarets fourmillaient de buveurs. Werner, tout pensif, errait sur la rive du Rhin à la clarté des étoiles: soulevant au-dessus des eaux sa tête humide, le fleuve lui apparut: « Celle que tu aimes, lui dit-il, se nomme Marguerite; elle est la fille du baron dont le château se dresse sur mes bords et dont tu vois d’ici une fenêtre, éclairée de l’intérieur, briller dans la nuit comme une étoile conductrice. »

Tandis que Werner écoutait le vieux Rhin, le baron châtelain était étendu près d’un feu clairet, dans une chambre haute, lambrissée de chêne sculpté, au milieu des portraits de ses poudreux ancêtres. Ancien colonel de la guerre de Trente ans, ce vieux guerrier à la moustache grise, le front sillonné d’une balafre, jurait comme un reître à chaque élancement de la goutte qui tourmentait son pied gauche. Assise près de lui, les yeux baissés sur son ouvrage, sa fille Marguerite écoutait ses longs récits de bataille, puis l’aventure de son mariage ; comment, prisonnier des Français au fort de Vincennes, il fit la conquête de sa défunte femme,