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le branle à la fête. Ainsi que le remarque M. Karl Bartsch[1], à qui nous empruntons ces détails, le centenaire de Goethe fut loin d’exciter le même enthousiasme ; quant au centenaire de Schiller, la politique ne resta pas étrangère au zèle que l’on mit à l’organiser : c’était l’apôtre de la liberté qu’on exaltait dans la personne de Schiller, c’était l’homme qui avait crié à son peuple par la bouche de Guillaume Tell :


Soyez unis, unis, unis !


Mais, dans l’ovation faite à M. Scheffel, il n’y avait en jeu aucune passion de circonstance ; l’Allemagne unanime lui décernait la couronne du poète.

Faveur du prince et du peuple, honneurs, éditions innombrables, ne préjugent pas toujours le mérite hors de pair, exquis et singulier. Il ne faut pas moins constater, dans cet accord de louanges, la preuve d’une harmonie intime, d’une communion parfaite entre le poète et son public. Nous n’admirons sincèrement, chez nos auteurs préférés, que les formes et les idées qui répondent en nous à des idées confuses, à des aspirations instinctives ; or, M. Scheffel a fait vibrer plus fortement qu’aucun autre certaines fibres de l’âme allemande, et c’est par là qu’il a charmé. S’il n’a pas révélé à l’Allemagne un idéal nouveau, du moins son œuvre est le fidèle écho du pur esprit germanique, sans trace d’imitation ni de goût étranger.

Ce caractère de particularisme national, si l’on peut dire, explique pourquoi un écrivain si répandu en Allemagne et dans les pays d’affinités germaniques, tels que le Danemark, l’Angleterre, la Hollande, où des traductions l’ont fait connaître, demeure encore à peu près ignoré de la France[2]. Son œuvre nous a pourtant semblé demander une étude particulière, s’il est vrai que l’essence de la critique soit de savoir comprendre des états très différens de celui où nous vivons. Nous n’ignorons point les formes de pensée propres aux Allemands; leurs systèmes de philosophie nous sont devenus familiers ; nous connaissons par leurs poètes lyriques le tour sentimental de leur fantaisie amoureuse ; nous avons plus de peine à nous figurer comment ils rient et s’amusent. Type indigène de bonne humeur et de jovialité, chantre original et populaire de la

  1. M. Karl Bartsch, professeur à Heidelberg, le philologue et l’érudit bien connu en France par ses savans travaux sur la littérature provençale, a consacré à l’œuvre de M. Scheffel, dans la revue Nord und Sud (juillet 1878;, une étude très utile à consulter, comme opinion d’un lettré allemand sur le poète qui nous occupe.
  2. Une exacte et élégante traduction française d’Ekkehard, par M. A. Vendel, vient de paraître chez l’éditeur Bonz, à Stuttgart.