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soupçons. Néanmoins, sur la proposition de Bazire, il fut conduit à l’Abbaye pour être traduit devant le tribunal criminel. Le marquis devait subir, à un jour d’intervalle, le même sort que son infortuné parent.

Les Mémoires de Soulavie nous apprennent un détail curieux[1]. Après avoir passé devant le comité de surveillance, l’ancien ministre était resté dans la chambre d’instruction sous la garde de deux gendarmes. Il aurait pu s’évader. Soulavie, occupé de recherches historiques, travaillait dans cette pièce; ils furent quelques instans seuls et leur conversation a été recueillie. Montmorin s’était tenu constamment debout; Soulavie lui offrit sa chaise.

« C’est la première marque de bonté que je reçois depuis mes malheurs, dit Montmorin.

« SOULAVIE, après quelques paroles de politesse. — Je n’aimais pas l’excès de la puissance royale sous l’ancien régime, ni la faiblesse du gouvernement avant la révolution.

« MONTMORIN. — Nos opinions se trouvent analogues. N’ai-je pas contribué à la liberté? N’ai-je pas, par un tendre attachement à Louis XVI, demeuré constamment à côté de lui? On ne connaît pas le roi; il est aussi innocent que je le suis. Je n’ai voulu la guerre de la France contre aucune puissance. Je la regarde comme la cause de tous nos maux. Cependant me voilà détenu. M. Brissot m’a attaqué hier bien injustement dans l’assemblée. M. Lasource, membre du comité, est chargé de faire un rapport. Ah! monsieur, si l’humanité a toujours sur votre cœur de l’influence, rendez-moi service de me faire connaître ici les griefs secrets de ces messieurs; je ne crains pas la mort, mais le sort de Mme de Montmorin,

« SOULAVIE. — Je suis étranger à toutes les opérations de ce comité.

« MONTMORIN. — Que me conseillez-vous et quel mal pensez-vous que Brissot puisse me faire?

« SOULAVIE. — Tous les maux qu’il pourra. Il sait ce que vous avez fait : ennemi de tous les ministres des affaires étrangères, de Vergennes, de Montmorin, de Lessart, de Chambonas, de Dumouriez, il les croit tous instruits de ses aventures; il ne s’est cru en repos que lorsqu’il a eu placé un ministre des affaires étrangères de son bord. Vous êtes mal gardé ; vous n’avez en ce moment-ci qu’un seul militaire, je vous exhorte de vous évader.

« MONTMORIN. — M’évader après la séance de l’assemblée c’est m’exposer à être massacré. La prison est pour moi un asile que je préfère. Que pensez-vous que tout ceci pourra devenir?

  1. Soulavie, Mémoires historiques, t. II.