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preuve n’est pas faite ; il n’est pas démontré qu’au-delà ou plutôt au dedans de ce que nous pouvons sentir et connaître, il n’y ait absolument rien. Tout au moins avons-nous l’idée de cet au-dedans, idée indestructible et fascinante qui nous entraîne toujours à chercher de nouveaux symboles plus ou moins transitoires pour exprimer l’éternel mystère. La science a son terme dans le doute, et ce même doute est le commencement de l’hypothèse métaphysique sur l’univers, — hypothèse qui n’est du reste qu’une induction fondée sur la science même et sur les données de la conscience. Dès lors, au-delà du droit, il peut et doit exister une autre attitude, plus haute sans doute et plus semblable à une spéculation dans tous les sens du mot : c’est de préférer le bonheur d’autrui au sien, c’est non plus de s’abstenir, mais d’agir positivement en vue du bonheur universel : alors naît l’amour d’autrui, la fraternité. L’homme aimant et bon propose à tous l’universelle bonté, comme étant la valeur la plus rapprochée de la suprême inconnue. Il traite les autres hommes comme ne faisant qu’un avec soi, il réalise pratiquement cette identité que Victor Hugo, s’adressant au lecteur de ses poèmes, exprimait avec une concision admirable : « Insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! » Le désintéressement actif et aimant est, comme l’égoïsme actif, une spéculation sur le sens du mystère universel et éternel. Il a le caractère de sublimité qui lui vient de son incertitude même. Entre les deux extrêmes est la justice, qui laisse à chacun une sphère d’action égale à celle des autres, sous le nom de droit : elle pose ainsi, égale pour tous, la limite spéculative et pratique que franchissent en sens opposé l’égoïsme et le dévoûment. Égoïsme, c’est concentration; dévoûment, c’est expansion; justice et droit, c’est limitation réciproque et égale, ayant pour but de réserver à chacun le maximum de liberté compatible avec la liberté de tous. L’idéal suprême est donc à la fois restrictif et persuasif. Il restreint notre volonté égoïste ou charitable, puis il nous persuade de chercher ce qu’il y a de meilleur pour nous et pour les autres, sous cette condition expresse que les autres seront d’accord avec nous pour l’accepter. Les bornes de deux propriétés sont sacrées : si l’un des propriétaires va chez l’autre et s’associe à l’autre, ce doit être avec son consentement. Mais il n’est pas nécessaire de se figurer l’idéal comme un impératif catégorique. Cette notion de Kant nous semble une formule exagérée et encore absolutiste d’une règle qui est précisément fondée sur la relativité de la connaissance. Il n’y a de catégorique que la certitude où nous sommes de ne pouvoir nous ériger en absolu sans nous mettre en contradiction avec la relativité de notre connaissance. La seule loi absolue, c’est donc de ne jamais agir comme