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savoir que les dogmes religieux, et en particulier les dogmes chrétiens, sont nécessaires à toute association ayant un but intellectuel, moral, social. M. Secrétan soutiendra-t-il donc que, pour s’associer fraternellement et poursuivre un but commun, il soit indispensable de croire aux dogmes profonds, mais essentiellement incompréhensibles, de la trinité, de l’incarnation, du baptême, de la prédestination, de la grâce et de la damnation? De plus, M. Secrétan nous semble oublier que l’état lui-même n’est pas simplement juge et gendarme. La justice, dans les sociétés modernes, enveloppe de plus en plus ce qu’on appelle la fraternité, elle doit être réparative en même temps que répressive, elle peut en conséquence se proposer des biens positifs et non pas seulement négatifs. Le droit même embrasse des intérêts communs, intellectuels, moraux, matériels, et non pas seulement des fonctions de simple police. Ajoutons que l’association volontaire peut tendre progressivement à coïncider avec l’état. Qui empêche l’état de se charger des fonctions d’intérêt général, si les citoyens s’accordent librement à les lui confier, réservant pour l’action des individus ou des associations particulières les intérêts sur lesquels on n’est point d’accord? Le moral et le social n’excluent pas le politique, ni réciproquement : tout étant de l’ordre humain, tout peut se réaliser par des moyens humains à mesure que l’accord se fait entre les esprits, et ces moyens humains peuvent devenir fonctions de l’état à mesure que la confiance accordée à l’état par ses membres approche de l’unanimité. Au contraire, le théologique et le religieux ne peuvent jamais se confondre avec le politique, l’église ne peut jamais coïncider avec l’état, parce que des deux domaines l’un est divin, l’autre humain ; l’un est transcendant, l’autre immanent. L’état-église deviendrait nécessairement une oppression de consciences, en vertu même des dogmes dont M. Secrétan nous a donné une si haute interprétation; la charité de l’état-église prendrait nécessairement les formes de la violence, dès qu’il y aurait quelque dissentiment; et s’il n’y en avait pas, l’esprit humain réduit à l’immobilité deviendrait incapable de progrès.


IV.

Ainsi, de toutes parts, nous arrivons à la même conclusion : le véritable amour des hommes doit être en soi un amour humain et social. M. Secrétan compare ingénieusement le moraliste qui veut diriger la volonté au marin qui fait marcher une barque vers le but par un vent quelconque, en opposant la voile au vent sous l’angle voulu ; mais il faut du vent et un gouvernail. De même, le moraliste a besoin d’un mobile et d’un motif directeur; le motif est l’idée, le mobile indispensable est l’amour : voilà le souffle qui entraîne