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pratiquement illimitée. L’autorité des parens peut errer sans cesser d’être légitime, parce qu’elle est un fait de nature et que la nécessité l’impose, mais tout autre est la condition d’une autorité qui s’institue elle-même[1]. » — Nous répondrons à notre tour que cette autorité pourrait fort bien être instituée par la volonté générale. Suffira-t-il donc que le consentement de la nation soit acquis à l’autorité religieuse et politique, pour que la charité par voie de contrainte devienne légitime? — Non, dit M. Secrétan ; car il faudrait encore pour cela que l’autorité eût une supériorité pratiquement illimitée. — Mais cette condition n’est pas nécessaire à l’autorité civile pour faire et appliquer les lois de justice; pourquoi lui serait-elle plus nécessaire quand il s’agit des lois de charité? Le raisonnement de M. Secrétan, malgré ce qu’il peut renfermer de vrai, prouve trop et irait à supprimer toute autorité.

On aura beau répondre que la contrainte, admissible quand il s’agit d’empêcher l’injustice et la pratique du mal, est impuissante sur la volonté du bien, sur l’amour du bien et sur la foi volontaire; — elle est impuissante directement et immédiatement, sans doute; mais indirectement et médiatement elle est toute-puissante, surtout si elle s’exerce sur des masses selon la loi des moyennes. Comment un ensemble de volontés résisterait-il à une action de chaque instant, persévérante, obstinée? Si l’on ne prend pas la place d’assaut, on la prend par ruse, par famine, par une infinité de petits assauts qui usent la résistance. Il y aura sans doute quelques rebelles: mais la masse se rendra. On réussit même de la sorte, si on est habile, à se faire aimer. Est-ce qu’un amant d’abord repoussé ne finit pas souvent par faire partager son amour? Les petits soins, la patience, au besoin quelques douces violences, à la fin une violence plus forte, mais affectueuse : c’est l’histoire de plus d’un amour[2].

  1. Revue philosophique, p. 394.
  2. De même, le caractère essentiellement volontaire de la foi individuelle caractère sur lequel M. Secrétan insiste avec raison, n’est cependant pas logiquement incompatible avec l’emploi de la contrainte sur l’ensemble. Aussi trouvons-nous fort logique un argument qui nous a été opposé à nous-même par un savait professeur de théologie morale à la Sorbonne, dans une étude sur notre Idée moderne du droit : « Tous les grands théologiens, dit-il, ont enseigné que l’acte de foi est un acte volontaire qui présuppose une illumination de l’esprit; mais ils ont enseigné aussi que la contrainte peut favoriser cette illumination, et surtout préserver les autres du mauvais exemple et de la contagion des ténèbres... Voilà trente millions d’hommes qui se réunissent sur une terre libre. Ils sont chrétiens, et ils considèrent comme un trésor plus précieux que tous les trésors de la terre la foi qu’ils professent, et qui maintient entre eux l’unité sociale et l’unité religieuse ; il plaît à ces trente millions d’hommes de se lever comme un seul homme et de dire à leur souverain : « Vous avez fait des lois qui protègent mon champ, mes bœufs, ma maison contre la rapacité des voleurs; faisons des lois qui protègent ma foi, mon âme, et l’idée religieuse de votre peuple, contre la propagande ennemie des étrangers qui ont une religion dont nous ne voulons pas! — Que répondrez-vous à cette libre et puissante manifestation de la volonté d’un peuple? » Il y a, en effet, une chose qui dépend toujours de la volonté générale: c’est de mettre la foi à l’abri des doutes venus de la libre pensée. Si donc nous sommes conséquens avec les principes de M. Secrétan lui-même, nous proscrirons les livres contraires à la foi, comme nous proscrivons les livres où l’on excite aux crimes contre les personnes ou contre les biens, à la débauche, au vol, etc. L’esprit le plus sceptique du monde ne parviendrait plus à douter de ce qu’on lui enseigne si toute opinion contraire était réduite au silence. Quand on n’a devant soi qu’une voie ouverte, on ne peut s’égarer dans une autre route. De même, quoique l’amour pour Dieu, en son essence, échappe à notre action, nous pouvons du moins supprimer les occasions et les tentations de haine pour Dieu. Non-seulement nous le pouvons, mais nous le devons, si nous sommes animés nous-mêmes de cet esprit de « solidarité » qui, selon M. Secrétan, est la véritable charité. « Il y a, disait Théodore de Bèze avec saint Augustin, une charité de mansuétude et une charité de sévérité. »