car nous ne voyons pas que la nature poursuive un but ; si l’espèce subsiste plus longtemps que l’individu, et si certaines espèces l’emportent sur de moins fortes ou de moins intelligentes dans la lutte pour la vie, c’est le résultat d’un pur mécanisme. La vague de l’océan n’est pas un but pour la nature, qui la fait tour à tour s’élever et s’abaisser, mais l’océan lui-même n’est pas davantage un but et n’est à son tour qu’une vague dans le flux éternel des choses. Convient-il à la philosophie et à la théologie de concevoir la justice idéale sur le modèle de la nature brutale et de dire, comme on nous l’a dit tout à l’heure, que cette justice « ne compte pas avec les individus? »
M. Secrétan est obligé de convenir que, dans la société humaine, l’individu doit cependant « devenir » un but; mais ce but apparent n’est encore pour lui que le moyen provisoire d’une unité supérieure : « l’unité spirituelle, l’unité de la volonté, l’unité par la charité. » Entendue ainsi d’une manière toute théologique, la charité suffira-t-elle à fonder autre chose qu’un droit apparent et provisoire? Nous ne le pensons pas. M. Secrétan reconnaît lui-même que la charité chrétienne, « dans la pure abstraction de son idée, conduit à ces deux extrémités contradictoires : l’anéantissement du sujet aimant, qui s’absorbe tout entier dans les autres, et l’usurpation d’un pouvoir absolu de ce même sujet sur tous les autres : par une amère ironie, le serviteur des serviteurs de Dieu devient lui-même un Dieu sur la terre. » Pour échapper à cette conséquence qu’aucun théologien n’a évitée, M. Secrétan a de nouveau recours aux idées de solidarité et de liberté qui résument toute sa doctrine du droit, « L’égalité de droit, dit-il d’abord, ne se fonde point sur l’idée abstraite de la personnalité, si voisine de la fiction légale, » et que les purs kantiens ont seule considérée. Elle ne se fonde pas davantage « sur la perception empirique de ressemblances entre les hommes » qu’on supposerait assez grandes pour en faire des égaux; car ces ressemblances, en réalité, ne sont qu’extérieures « et leur importance varie étrangement selon les cas. » Sur quoi donc se fonde l’égalité de droit? — Sur la « solidarité » même. « Les sujets les plus divers, les plus inégaux par leur développement et par leurs fonctions, se trouvent égaux dans ce trait, le plus essentiel de tous, qu’ils sont nécessaires les uns aux autres, en raison même de leurs différences, et forment les membres du même tout. » — Mais, peut-on objecter, c’est précisément de cette conception que d’autres philosophes, comme MM. Renan et Ravaisson, ont déduit l’inégalité. Et en effet, pour rendre la tête et la main égales, suffit-il de dire : — Dans le corps, la main offre ce trait commun avec la tête, que les deux sont nécessaires l’une à l’autre en raison