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« l’église, » et ses conséquences civiles ou politiques, c’est-à-dire la justice et la liberté, ne sauraient s’établir que chez un peuple religieux, comme l’a dit Tocqueville. — Cette théorie, à côté des hautes vérités qu’elle renferme, nous semble offrir plus d’un danger au point de vue du droit moderne ; aussi, mettant hors de cause et au-dessus de toute discussion le libéralisme généreux de l’auteur, nous croyons nécessaire de soumettre à l’examen les principes métaphysiques et les conséquences sociales de sa doctrine.

Le premier point est de savoir si la charité, ainsi fondée sur notre « solidarité substantielle » et posée seule en principe, implique véritablement la justice. M. Secrétan a beau superposer la théorie stoïque de Kant et la doctrine théologique, il nous semble que son principe d’amour reste susceptible d’interprétations contraires au droit, parce qu’il renferme des éléments non définis ou mal définis. — Vouloir le bien des autres, nous dit-il d’abord, c’est vouloir leur essence. — Soit; mais l’important est de savoir ce qu’on entendra par notre essence. Selon M. Secrétan, comme selon la théologie et le platonisme, l’essence de l’homme est une idée divine, laquelle est elle-même un acte de volonté divine. Il en résulte que l’homme n’a pas de valeur essentielle par soi, n’est pas aimable par soi et pour soi. « On ne peut et doit aimer, dit M. Secrétan, que ce qui est aimable; or l’humanité dans son état de fait n’est rien moins qu’aimable, elle ne l’est que dans son essence, dans son idée, c’est-à-dire en Dieu ; ces expressions sont équivalentes[1]. » M. Secrétan fait ainsi de l’idée une substance, de l’idéal suprême une personne, et il semble nous dépouiller à son profit du caractère d’amabilité. Seule la grâce divine, la volonté divine, l’amour « contingent » de Dieu, « qui pourrait se refuser, » nous confère notre valeur : nous ne faisons que coopérer à la grâce par la soumission à la loi. L’humanité, au fond, n’est aimable que là où elle n’existe plus comme telle, dans l’absolu. D’autre part, M. Secrétan reconnaît que l’absolu en soi, comme « volonté vide ou indéterminée, » n’a rien d’aimable : l’absolu ne peut devenir aimable que par ce qu’il produit; si donc il produit des êtres qui ne sont pas aimables, comment peut-il l’être lui-même? Il nous semble que, dans cette métaphysique, l’amour ne sait trop à qui se prendre.

De plus, la question d’essence y devient nécessairement une question d’origine, puisque notre essence est placée dans notre cause créatrice. La charité repose donc sur l’origine des êtres, sur des questions de paternité et pour ainsi dire de famille ; ce qui semble

  1. Voir la lettra très intéressante publiée, en réponse à nos précédentes critiques, d’abord dans la Revue chrétienne, puis dans la Critique philosophique (8 juillet 1880).