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créatrice. C’est donc ou la liberté créatrice qui n’a pas été absolument libre, mais obligée d’imposer à sa créature des nécessités d’où elle savait que sortirait la volonté du mal ; ou l’amour créateur qui n’a pas été assez aimant pour placer la volonté créée dans des conditions de connaissance et de sensibilité qui eussent rendu la faute moralement impossible, sinon métaphysiquement, aux yeux de l’éternelle prescience.

M. Secrétan vient ainsi échouer devant le même écueil que tous ses devanciers; mais, pour lui, la réponse est plus difficile que pour les Platon ou les Leibnitz, car ces derniers n’ont pas représenté le premier principe comme une « liberté absolument absolue, » dont l’intelligence ne serait qu’une sorte de produit contingent : ils soumettaient donc leur absolu à des lois éternelles de vérité, par exemple au principe de contradiction, au principe des «indiscernables, » à la nécessité intellectuelle de limiter la créature pour la distinguer du créateur. Mais dès qu’on s’est élevé, avec M. Secrétan, au-dessus des principes intellectuels en admettant la triplicité dans l’unité, pourquoi s’arrêter au nombre trois? S’il est irrationnel de soumettre l’absolue perfection au nombre un, il est aussi irrationnel pour un philosophe de la soumettre au nombre trois : ce chiffre ne peut avoir une vertu cabalistique qui épuise la fécondité et la liberté de l’absolu. Pourquoi n’y aurait-il pas une infinité de personnes infiniment parfaites? Le polythéisme, au point de vue de l’amour et de la fécondité, pourrait se prétendre supérieur au monothéisme et aux doctrines trinitaires: si le polythéisme existait encore chez les nations modernes, nul doute qu’il se rencontrerait des métaphysiciens pour dire : — Un amour vraiment infini et absolu doit aboutir à un empyrée de dieux infiniment bons et heureux ; sinon cet amour est stérile, il trouve une limite dans un nombre déterminé, dans une loi mathématique ou logique de l’entendement contre laquelle il se brise ; il n’est pas libre, il n’est pas l’amour d’un être absolu. Tout au moins, selon vos principes mêmes, les volontés créées par la volonté suprême ne peuvent être nécessairement soumises à des limitations qui constitueraient un mal métaphysique et naturel, antérieur au mal moral; mais alors, en dehors de ces limitations, le mal moral devient absolument inexplicable. Nous tournons donc dans un cercle.

Ammettons cependant que la volonté créée eût commis cette faute qui, nous dit M. Secrétan, est un accident ; cet accident, cette sorte de hasard du libre arbitre, devait-il nécessairement entraîner toutes les conséquences fatales dont nous sommes les victimes solidaires? Si la volonté du tout a failli, Dieu, tel que M. Secrétan le représente, montre-t-il envers les parties la charité ou simplement la justice qui