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être sévèrement châtié, se vit flatté, adulé, encouragé par le calife des musulmans, par le représentant de Dieu sur la terre, par l’ombre du Prophète. Il n’en fallait pas tant pour lui tourner la tête. Lui, simple fellah, lui qui, peu de mois auparavant, rampait dans la fange et tremblait sous le courbache, se trouvait tout d’un coup assez puissant pour qu’Abdul-Hamid comptât avec lui. On peut dire que c’est ce premier éclat de fortune qui l’a grisé et qui, d’un simple révolté, a fait de lui le chef d’une révolution.

Pour comprendre de quelle manière l’action turque s’est exercée en Égypte et dans quelle mesure elle a contribué à la crise qui l’a bouleversée, il est bon de rappeler à quelles influences obéit Abdul-Hamid et quels sont les hommes qui inspirèrent sa politique religieuse. Un marabout tripolitain, Si-Mohamed-Daffer (à la turque Zaffer), s’est complètement emparé de l’esprit du sultan, auquel il avait annoncé, du vivant d’Abdul-Aziz, qu’il monterait un jour sur le trône. A côté de Daffer se trouve, dans les conseils d’Ildiz-Kiosk, son cousin germain, le cheik Essad et un troisième cheik, Habou-Houda effendi, parent, ou du moins, ami des deux autres. Cette trinité de cheiks de bas étage conduit l’empire ottoman. Le hasard d’une prophétie réalisée a placé ces trois hommes, jusque-là aventuriers vulgaires, marabouts et derviches de la dernière catégorie, à la tête du monde musulman. Ce sont eux qui ont persuadé à Abdul-Hamid que ses prédécesseurs s’étaient perdus par leurs complaisances pour l’Europe et pour les idées européennes; ce sont eux qui ont fait entrer dans sa tête l’illusion frivole d’un réveil général et prochain de l’islamisme, illusion qui a fait tant de mal à l’Orient, qui lui en fera tant encore à l’avenir. Ils lui ont affirmé que, s’il suivait leurs avis, il présiderait bientôt au triomphe de sa religion et dominerait le monde. Sans les croire absolument, Abdul-Hamid suit presque tous leurs avis. Sa politique oscille entre le bon sens de ses ministres qui, attachés aux anciennes traditions, prêchent l’accord avec les alliés européens, et la folie de ses marabouts, qui voudraient briser avec l’Europe pour soulever l’Asie et l’Afrique musulmane contre le christianisme. La mission de Fuad-Pacha et de Nizami-Pacha était inspirée par les ministres ; quand elle a eu échoué, les marabouts l’ont emporté ; l’Égypte est devenue un des centres principaux de l’agitation panislamique. Quatre fois de suite le cheik Essad s’y est rendu pour négocier avec Arabi. S’il n’est resté aucune trace écrite de leurs conciliabules, les événements ont montré combien ils avaient été productifs. Lorsque le cheik Essad n’était pas en Égypte, Arabi correspondait avec le sultan au moyen d’un de ses aides-de-camp dont quelques lettres ont été découvertes au procès. Dans l’une d’elles, il était rendu compte à Arabi des efforts d’un