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encore quand, détournant de sa grossièreté primitive un mot devenu presque célèbre, il nous fait observer, à propos du roman anglais contemporain que « tout Anglaisa dans le cœur un Berquin qui sommeille et qui se réveille à l’aspect d’une nursery. » Ces quelques citations suffisent. Disons d’ailleurs, pour rassurer les hommes graves, que M. Filon revient aussi souvent qu’il le faut au sérieux que son sujet comporte, mais, dans une Histoire de la littérature anglaise, c’est-à-dire dans une longue revue d’œuvres et d’écrivains où, si l’on a souvent rencontré le génie sur sa route, on a souvent aussi coudoyé toutes les incarnations de la prétention, et même de la sottise humaine, — vu que la sottise n’empêche pas le talent, et que le génie nuit beaucoup à la modestie, — il serait dommage que l’esprit perdit ses droits. Je voudrais avoir fait entendre qu’il ne les a pas perdus dans le livre de M. Filon.

Ajoutons un dernier mot : c’est un lieu commun aux étrangers que de nous reprocher de vivre dans une ignorance, assurément fâcheuse, de leur langue et de leur littérature. Que nous ayons jadis, en des temps anciens, quelque peu mérité le reproche, il serait difficile d’en disconvenir, quoique, pour prendre un exemple, je ne vois pas l’intérêt qu’eussent eu les Français du XVIIe siècle à se soucier d’Opilz, et voire de Grimmelshausen ou d’Hoffmannswaldau. Mais, avant de nous le faire aujourd’hui, c’est-à-dire depuis tantôt plus de quatre-vingts ans. Allemands comme Anglais feraient bien eux-mêmes de se sonder les reins. Si la chose en valait vraiment la peine, il serait aisé de montrer que ni les uns ni les autres ne connaissent toujours notre langue aussi sûrement, intimement, et profondément qu’ils le croient. Et, quant à notre littérature, pour beaucoup de raisons que l’on pourrait déduire, si quelques-uns la connaissent et la savent, bien peu la sentent. Les preuves encore en abonderaient. Mais, sans entreprendre ce procès, disons seulement qu’en ce qui touche l’Allemagne, et surtout l’Angleterre, les Français y mettraient bien de la mauvaise volonté s’ils persistaient encore dans cette légendaire ignorance. Il n’est pas un de leurs grands écrivains sur qui nous n’ayons des travaux dont plusieurs sont de premier ordre; il y a beaucoup de leurs écrivains secondaires qu’il ne dépend que de nous de connaître aussi bien qu’ils connaissent les nôtres; j’ose affirmer qu’ils n’ont pas d’histoire générale de la littérature française qui vaille celle de la littérature anglaise, de M. Taine, et je ne crois pas enfin, dans des proportions plus modestes, qu’ils en aient beaucoup qui se puissent comparer à celle de M. Filon.


F. BRUNETIERE.