pas faire école, nous y consentons volontiers. Il nous est déjà plus difficile de sacrifier les vraisemblances morales et d’admirer, comme on voudrait nous y contraindre, ces héros du drame shakspearien pour « la prodigieuse mobilité de leurs impressions » et leurs « reviremens inexpliqués, » c’est-à-dire pour ce qu’il y a en eux de moins conforme à la réalité. Le fait est qu’ils nous déroutent à chaque tournant de l’intrigue. On n’a jamais mis à la scène des personnages qui fussent moins identiques à eux-mêmes, et le décor fantastique du drame n’est pas plus changeant que le fond de leur cœur. Mais, ce qu’il nous est tout à fait impossible de supporter, c’est, dans ces pièces d’aventures, le mélange d’euphuisme et de grossièreté qui caractérise le dialogue. Le comique de Shakspeare y tient malheureusement presque tout entier; dans son œuvre immortelle, c’est la partie caduque, et, si supérieur par tant d’autres points aux grands dramaturges de son siècle, c’est par là qu’il retombe au niveau des plus vulgaires d’entre eux. « Quelle différence avec Molière! dit ici M. Filon. Shakspeare, qui partageait les goûts et les plaisirs de la canaille, ne s’amuse jamais tant que quand il déroge... A travers tout son théâtre le ruisseau de Billingsgate roule son flot bourbeux... Et de cette partie comique, qui compose à peu près le cinquième de l’œuvre, à peine peut-on sauver quelques scènes. »
Sévère aux comédies, et sans même en excepter tout à fait les Joyeuses Dames de Windsor, qui ne manquent pas d’une grosse gaîté, mais qui manquent de profondeur, M. Filon n’est guère plus indulgent aux tragédies romaines : Coriolan, Jules César, Antoine et Cléopâtre. Un seul caractère vrai dans Coriolan, celui de Coriolan lui-même ; une seule grande scène dans Jules César, celle où Antoine lit au peuple assemblé le testament du dictateur; un admirable sujet dans Antoine et Cléopâtre, mais en partie manqué, c’est, avec les éclairs de génie dont Shakspeare illumine toujours même les sujets qu’il mutile ou qu’il manque, tout ce qu’il reconnaît dans les tragédies romaines. Il refuse particulièrement d’y voir cette vérité de couleur locale que l’on a tant vantée dans le théâtre de Shakspeare, et qui n’y existe pas plus, qui peut-être y existe moins que dans le théâtre de Corneille et de Racine. «, Si Shakspeare avait eu à sa disposition toutes les ressources accumulées par l’érudition moderne, nul doute qu’il ne s’en fût pas servi. «Et il eût bien fait! Mais il ne les avait pas, et ne les ayant pas, ses Romains ne sont pas plus les Romains de l’histoire que les Grecs de Racine ne sont ceux de l’Iliade. Tâchons d’être justes, même envers ces grands hommes qui ont maintenu, deux siècles durant, la royauté de la langue et de la littérature françaises en Europe. Il y a moins de tumulte, moins de réalité, moins de vie dans Horace que dans Coriolan, mais il n’y a pas moins de couleur locale, et je soutiens qu’il y en a bien plus, avec bien plus d’intérêt, et bien