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est l’instrument choisi de Dieu et du juge d’instruction pour protéger l’innocence, pour démasquer le crime.

M. Bary suppliait le ciel de lui envoyer un témoin qui eût aperçu, au moins par le trou d’une serrure, Esther égorgée par les juifs. Il l’a trouvé. Dès le second jour de l’enquête, il cita devant lui le fils aîné du sacristain, Moritz Scharf, âgé d’un peu plus de treize ans. Moritz lui rapporta, aussi nettement qu’il le put, tout ce qui, à sa connaissance, s’était passé le 1er avril soit dans sa famille, soit dans le temple; sa déposition fut conforme, de tout point, à celle de quarante personnes qui n’avaient pu se concerter. Furieux de ne pouvoir mater cette langue rebelle, M. Bary, par une décision illégale que rien ne justifiait, mit le jeune témoin en état d’arrestation et le confia aux soins du chef des pandours, qui, accompagné du recommandable Peczely, l’emmena dans sa maison particulière à Nagyfalu. Les domestiques de la maison témoignent, qu’après avoir été affamé, l’enfant fut souffleté et cravaché. Mais, selon Peczely, il faut se défier des mauvaises langues. Ce qui est certain, c’est que, à huit heures du soir, Moritz ne savait rien; à minuit, il savait tout et avait tout avoué.

Il raconta que, le matin du 1er avril, son père avait attiré chez lui Esther Solymosi, puis qu’il l’avait envoyée à la synagogue sous la garde d’un mendiant. Moritz avait entendu un cri, il était sorti, il avait collé son œil à la serrure du temple, il avait vu Esther étendue à terre. Trois hommes, qu’il désigna, la tenaient par les bras, par les jambes, par la tête. Le boucher Salomon Schwartz lui fit une profonde entaille à la gorge avec un couteau un peu plus grand qu’un couteau de cuisine et recueillit son sang dans deux assiettes, qu’il vida ensuite dans un pot. Ce qu’on fit du cadavre, Moritz ne le savait pas. Dès qu’il eut achevé son récit, on lui fit signer un procès-verbal et on le pria d’ajouter : « J’ai avoué tout cela sans qu’on me fît aucune violence. » Là-dessus, craignant que l’enfant ne se ravisât, Recski et Peczely expédièrent un exprès au juge d’instruction, lui recommandant d’accourir en hâte, sans attendre jusqu’au matin, « de peur, écrivaient-ils, que d’ici là l’affaire ne prît une autre tournure. » M. Bary ne se le fit pas dire deux fois : il sauta à bas de son lit, monta en voiture, et, à deux heures de la nuit, il obligeait Moritz à lui redire sa véridique histoire. Et voilà de quelle façon on découvre la vérité dans le comitat de Szabolcs. La méthode a priori, aidée d’une bonne cravache, fait des miracles.

En vain la déposition arrachée par la violence à un malheureux enfant est-elle frappée de nullité. En vain le récit qu’il a fait n’a-t-il pas le sens commun. En vain est-il inconcevable que les juifs eussent commis un si horrible attentat en plein jour, à l’endroit le plus fréquenté d’un gros village, à deux pas de maisons habitées par des chrétiens,