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avons des vices et de petites vanités qui nous sont chères, et ils sont les pourvoyeurs de nos vanités et de nos vices. Nous aimons à boire, et ils nous vendent de l’eau-de-vie; nous manquons souvent d’argent, ils nous en prêtent à de gros intérêts. Nous vivons au jour le jour; ils sont prévoyans, ils pensent au lendemain. Nous dépensons plus que nous ne gagnons; ils amassent, ils thésaurisent, ils sont toujours plus riches que nous, donc c’est une race maudite, et ces abominables gens sont capables de tous les crimes, même de tuer un enfant. D’autre part, quelqu’un nous a dit que quelqu’un lui avait dit que les juifs, quoique leur loi leur interdise de mêler à leurs alimens du sang, qui est l’âme des animaux, ont coutume d’arroser de sang chrétien les pains sans levain de leurs pâques. Or Esther a disparu la veille de Pâques fleuries, donc il est évident qu’ils l’ont tuée pour avoir son sang. Il se trouve de plus que, le soir même, la mère d’Esther a rencontré Joseph Scharf, sacristain de la synagogue et cordonnier de son état. Ce Joseph a lâché de la consoler, de la rassurer sur le sort de sa fille en lui disant que naguère, à Hadju-Nanas, un enfant avait disparu, qu’on accusa les juifs de l’avoir enlevé et que quelques heures plus tard il se retrouva. Donc il est absolument certain que ce Scharf est un scélérat et que, puisque Esther a été égorgée, il a tout au moins trempé dans le crime. »

Les légendes ne naissent pas d’un seul coup; elles se forment pièce à pièce; c’est une œuvre collective; chacun fournit son document, son détail. Il fallut plus d’un jour à ces cervelles échauffées, à ces esprits en travail pour reconstituer l’aventure et la scène dans leur ensemble. On imagina d’abord que Scharf avait été l’égorgeur, que tout s’était passé dans sa maison. Mais cette première version avait mauvais air; elle manquait tout à la fois de grandeur, de style et de vraisemblance. On décida que le crime avait été perpétré dans la synagogue après le culte, en présence du dieu des juifs, et bientôt il se trouva deux femmes pour assurer que, le 1er avril, elles avaient cru entendre les cris d’un enfant qui appelait au secours. Seulement l’une les avait entendus le matin, l’autre dans l’après-midi. On les pria de se mettre d’accord; de concession en concession, elles en vinrent à déclarer que c’était vers midi que l’enfant avait crié. Le point important était d’avoir pour soi la mère d’Esther; on lui persuada facilement que les juifs seuls étaient capables d’avoir fait disparaître sa fille. Elle le crut, et bientôt elle en fut certaine. Quand on lui demande aujourd’hui d’où lui est venu ce soupçon, elle répond qu’elle a reçu une inspiration d’en haut, que c’est Dieu même qui lui a parlé. Qu’il est facile de le faire parler ! Comme il n’est pas là pour se défendre, il faut bien qu’il prenne à son compte toutes les sottises que lui ont fait dire les imbéciles de tous les temps. C’est un fumier qui s’amoncelle de siècle en siècle; il monte, monte toujours.