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Il fallut éveiller Bernardin pour lui annoncer que le moment de son entrée en scène arrivait.

C’était la fin du premier acte. Bernardin Morel n’y paraissait point. Mais, dès le commencement du second, il remplissait toute la pièce. Ce second acte débutait par une scène entre les deux frères, scène violente où Jean racontait ses colères, ses jalousies, concevait le crime et suppliait Bernardin de l’aider. Quand ce dernier parut, il y eut un long mouvement dans la salle. Des frémissemens coururent de l’orchestre au balcon et du balcon aux loges : si bien que la pièce fut arrêtée net pendant cinq minutes. Heureusement pour Bernardin, car il avait failli se trouver mal. Il éprouvait une impression extraordinaire. Cette salle bondée de monde, ces quinze cents têtes tournées vers lui, cette lumière éblouissante l’affolaient subitement. Mais il se remettait bientôt. Et, tout de suite, avec une âpreté instinctive, il jouait son rôle devant la stupeur grandissante du public. Ce n’était plus un comédien, mais un homme; ce n’étaient plus des sentimens factices, mais des passions vécues. Bernardin Morel jouait le rôle de Bernardin Morel : non pas comme un comédien l’eût fait au théâtre, mais comme il l’avait fait, lui, dans la vie réelle. Et peu à peu, un détraquement nouveau s’opérait dans la cervelle de cet homme. Il redevenait le complice et l’assassin. Il n’avait plus en face de lui de simples artistes chargés d’interpréter une pièce. Il voyait Jean Morel, il voyait Micheline Morel, il voyait des êtres humains jetés en plein drame, drame dont il avait sa part, drame qu’il rejouait tout à coup sur les planches !

Quand la toile tomba sur le second acte, toute la salle se leva, éclatant en bravos frénétiques. L’effet produit sur les comédiens aux répétitions se reproduisait à la première sur le public. Cette sobriété de jeu, cette intensité d’action, cette puissance de mimique bouleversaient les spectateurs. Sur la scène, on s’empressait autour de Bernardin pour le féliciter. Mais celui-ci, assis sur une chaise, ne voyait rien et n’entendait rien. Il murmurait très bas, ainsi qu’un enfant qui souffre :

— J’ai mal!.. j’ai mal !

Et il mettait la main sur son front pâle et brûlant, où perlaient de fines gouttes de sueur. On le crut fatigué ; on s’éloigna. Il restait à peu près seul dans l’ombre fraîche des coulisses, l’œil fixe, repris par son hallucination d’autrefois. Quand il rentra en scène pour le troisième acte, il était complètement possédé.

Le succès augmenta encore, atteignant même l’enthousiasme. C’est qu’en effet, plus la pièce marchait, plus Bernardin s’abandonnait à son exaltation irraisonnée. Il revivait réellement le crime de Rueil dans tous ses détails effrayans. Il repassait par les mêmes