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il mit tout cela dans sa mimique, dans sa voix, dans ses gestes. Les autres comédiens restaient stupéfaits. Jamais ils n’avaient vu jouer le drame avec une pareille puissance; jamais ils n’avaient vu un acteur arriver à des effets aussi intenses. L’un d’eux même s’épeurait devant Bernardin : celui qui créait le rôle de la victime. Un tout jeune garçon, à peine sorti du Conservatoire, un peu timide, bien bâti pour tenir au théâtre le rôle vécu par l’amant de Micheline. Il s’appelait Dalbert et se faisait une joie de son début. Mais quand il vit répéter Bernardin, cette joie diminua beaucoup. Il tremblait pendant tout le temps de la répétition. L’actrice qui jouait Micheline, une petite blonde, nommée Marie Deschamps, très coquette et assez gentille, essayait de le rassurer. Cela n’allait pas durer. L’autre guérirait de son rhume, et tout rentrerait dans l’ordre. Ils ne prévoyaient pas l’un et l’autre ce qui se passerait.

Chesnel n’hésitait jamais quand il voyait le moyen de gagner de l’argent. Après une répétition, il dit un jour à Bernardin :

— Viens donc dans mon cabinet, mon vieux Morel; j’ai à te parler.

Et quand ils furent seuls :

— Ce n’est pas tout ça. Tu es tout bonnement merveilleux. Je veux que ce soit toi qui joues. Je te donnerai cinq cents francs par cachet : cinquante représentations assurées. Cela te va-t-il ?

Si cela lui allait ! Jamais le malheureux n’aurait osé ambitionner une pareille faveur. Depuis qu’il répétait à la place de l’acteur malade, un grand apaisement se faisait en lui. Ses nerfs se détendaient. Le remords semblait se lasser, et poursuivre moins activement sa victime. Il recommençait bien tous les soirs la même promenade sinistre, mais avec des terreurs moins affolées. De même, la nuit, ses cauchemars étaient moins hideux.

Les répétitions durèrent cinquante jours. Pendant tout ce temps-là. Bernardin Morel fut heureux. Dès qu’il sut que le rôle lui appartenait, dès qu’il put le répéter tous les jours, de midi à quatre heures, sa maladie psychologique cessa tout à coup. Le matin, il se levait de bonne heure et se promenait pour prendre de l’exercice. Il déjeunait gaîment et arrivait au théâtre le premier. Alors seulement, une sorte de fièvre le brûlait. Mais elle ne s’appliquait qu’à la pièce, à la mise en scène de la pièce, aux artistes qui jouaient dans la pièce. A la répétition, il se dépensait énormément, non-seulement pour son rôle, mais encore pour les rôles des autres. Et chaque jour, il produisait le même effet sur les comédiens, sur les machinistes, sur les pompiers, qui allongeaient leur tête curieuse entre les portans, pour mieux voir et mieux entendre. Après la répétition, Bernardin redevenait doux et calme. Il descendait parfois au café