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Les hommes avaient pu l’acquitter : sa conscience ne l’acquittait pas. C’était le remords sous sa forme la plus aiguë : le remords hantant une cervelle, sans trêve, ni repos. Une espèce de désarticulation psychologique dédoublait l’âme de ce malheureux; pour le punir de son crime, que n’avaient point puni les hommes, elle le lui faisait recommencer tous les soirs et toutes les nuits !

Pendant le jour, il rôdait comme un fou dans Paris. Il essayait de se raisonner, de se prouver qu’il n’était pas coupable. « Mais je suis innocent, puisque le jury m’a acquitté ! » Non. Il était coupable, puisque sa conscience ne l’acquittait pas ! Un peu de lumière suffit pour éclairer beaucoup d’ombres. Un peu de remords suffit à châtier l’âme la plus obscure. Et là, le remords était immense, mais inconscient; subi, mais irraisonné. Toutes les tortures physiques qu’il avait infligées à sa victime, il les ressentait en tortures morales. C’était comme une folie, dont il se rendait compte pendant la journée, et qui l’envahissait quand le soir tombait. Et ce martyre dura pendant un mois. Pendant un mois, il n’y eut pas une soirée où ne recommençât la hideuse promenade ; il n’y eut pas une nuit où ne recommençât le hideux cauchemar.

Un jour, à l’une de ses heures lucides, il eut une révolte insensée. Il vit clair. Il fallait qu’il usât son remords ou que son remords l’usât. Il fallait qu’ils s’étreignissent tous les deux et que l’un des deux triomphât de l’autre. Il voulait, ou que sa folie fût absolue, ou que sa raison redevînt complète. Et comme il ouvrait machinalement un journal, il jeta un cri de joie. Il venait de lire les lignes suivantes, sous la rubrique Courrier des coulisses : «Aujourd’hui, à une heure, au théâtre des Fantaisies-Parisiennes, lecture, aux artistes, du Crime de Rueil, drame en quatre actes. » Bernardin sauta. Ah ! ses soirées et ses nuits étaient hantées quand ses journées demeuraient paisibles? Eh bien! il trouverait le moyen d’user son crime. Il en débarrasserait son cerveau, à force de le voir revivre devant ses yeux !

Une heure après, il arrivait au théâtre des Fantaisies-Parisiennes. Le directeur, le célèbre Chesnel, allait sombrer dans la faillite. Il ne savait plus où donner de la tête. Il le disait en ce moment même à son associé :

— Ma parole d’honneur! c’est à douter de l’art français. Je joue des vaudevilles que le public a déjà applaudis vingt fois, et il se trouve qu’il n’en veut plus! Je joue des féeries, dont je vais chercher les trucs à Londres, et il se trouve que le public n’en veut pas encore! Eh bien! j’essaierai du nouveau, je jouerai un drame de la vie réelle. Parfaitement. Le Crime de Rueil. Pas littéraire du tout : ça fera de l’argent !