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Cependant, si l’on consulte les directeurs ou les directrices d’asiles ouverts aux enfans, garçons ou filles, il n’en est pas un, il n’en est pas une, qui ne sachent par expérience que leurs efforts d’amélioration sont neutralisés par l’influence des parens. Tous réclament l’action d’une loi nouvelle qui les investirait d’un droit que le père et la mère sont indignes d’exercer, car ils ne l’exercent qu’au détriment de l’enfant. Les plaintes et les désirs de ces bienfaiteurs de l’enfance abandonnée et pervertie semblent avoir été résumés par la Société des agriculteurs de France, qui, dans son assemblée générale du 5 février 1880, a émis le vœu « qu’une loi permette : 1° de dessaisir de la puissance paternelle, au moins jusqu’à la majorité des enfans, les parens qui les délaissent ou qui sont reconnus incapables de pourvoir à leur éducation intellectuelle et morale ; 2° de conférer l’exercice de la puissance paternelle aux œuvres de bienfaisance qui recueilleront ces enfans physiquement ou moralement délaissés[1]. » Ceci est explicite ; comme dans certains cas pathologiques, la seule indication du remède dénonce la gravité du mal. Le vœu formulé par la Société des agriculteurs sera-t-il pris en considération ? Je l’ignore. Doit-il être exaucé ? Je ne sais. Toucher aux droits paternels, c’est bien grave, surtout à une époque où la passion antireligieuse ne recule guère. Si la loi réclamée était volée, il faudrait l’entourer de toutes restrictions, afin qu’elle ne devînt pas une arme de persécution et d’immoralité entre les mains de ceux qui, sous prétexte d’être libres penseurs, s’opposent à l’expression de la pensée libre.

L’abbé Roussel a-t-il désiré d’être légalement armé de ce pouvoir paternel qu’il remplace à force de bonté et en inspirant confiance aux enfans qu’il dirige ? On peut douter qu’une disposition légale accroisse la somme des résultats déjà si considérables qu’il récolte. Il n’est pas homme, du reste, à broncher devant les insolences d’un ivrogne, et je ne le crois pas embarrassé pour mettre un père récalcitrant à la porte. Ses préoccupations sont peut-être d’un autre ordre ; il a beaucoup fait déjà, il voudrait faire plus encore ; mieux que personne, il connaît le vagabondage de Paris, il sait qu’il se multiplie, qu’il pullule, qu’il déborde dans nos rues, qu’il envahit les promenades, qu’il constitue une sorte de réserve où le vol et l’émeute se recrutent avec prédilection ; il voudrait donner un lit dans ses dortoirs à tous les petits qui couchent sous le ciel, il voudrait offrir une écuellée de soupe à tous ceux qui fouillent les tas d’ordures ou volent des pommes à l’étalage des fruitiers. Quand

  1. Enquête, loc. cit. Rapports, p. CLXXXVII. — Une loi sur la protection de l’enfance est actuellement en délibération.