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A quoi bon ? Je n’en ai pas besoin, nous ne sommes pas ici à la Petite-Roquette. » — Bon abbé, je sais plus d’un collégien qui voudrait vous avoir eu pour maître !

Dans la maison d’Auteuil, les récréations sont fréquentes; l’hygiène s’en trouve bien et l’intelligence en profite. L’abbé Roussel a remarqué ce que bien des pédagogues ignorent ou feignent d’ignorer : la puissance d’attention est très restreinte chez les enfans, surtout lorsqu’elle est retenue sur le même objet. Une heure de classe ou une heure d’étude, c’est à peu près ce que supporte avec fruit une jeune cervelle; dépasser cette limite, c’est fatiguer l’écolier en pure perte ; l’esprit est saturé, il n’accepte plus rien et exige du repos. Or, pour l’enfant, le repos n’est autre que le jeu et le mouvement. Qui ne se souvient des longues heures du collège où, même pour les plus disciplinés, les plus ambitieux de récompenses, les plus ardens au travail, la voix du professeur n’arrivait aux oreilles que comme un bourdonnement indistinct et monotone sur lequel l’imagination brodait ses fantaisies? Cet inconvénient me semble évité, en partie, pour les élèves de l’abbé Roussel, auxquels la gymnastique permanente et la fréquence des jeux apportent un délassement intellectuel qui leur permet de reprendre le travail avec une attention soutenue. Cette méthode qui consiste à renouveler souvent les récréations serait bonne pour tous les écoliers, mais pour les pupilles d’Auteuil, elle est indispensable ; des enfans qui ont vécu comme des chevreaux en liberté ne peuvent, du jour au lendemain, être doués de qualités de réflexion et de raisonnement que l’éducation la plus judicieuse est parfois incapable de donner. Le milieu dans lequel ils ont grandi, où ils ont développé les premiers instincts, leur a fait une nature spéciale qui exige des soins exceptionnels.

Ils arrivent de partout, les pauvres petits. Le vent a enlevé ces mauvaises graines sur des terrains en friche, il les a portées jusque dans le jardin de l’abbé Roussel ; on les y cultive. Paris est le rendez-vous des déshérités de l’univers; ils viennent y tenter la fortune, qui se montre rétive; ils se débarrassent de ce qui les gêne, surtout de leurs enfans. L’abbé Roussel le sait bien, lui qui les recueille et qui n’est pas difficile dans ses choix. Il y a là des Belges, des Brésiliens, des nègres, des Russes ; les provinces de France semblent avoir envoyé un spécimen de leurs marmots ; si chacun ne parlait que son patois, ce serait la tour de Babel. Au milieu de cette foule, le Parisien se distingue au premier coup d’œil; « le pâle voyou » qu’a chanté Auguste Barbier se fait reconnaître ; la bouche est ironique, le regard est impudent, les membres sont grêles, mais agiles ; il a « du son » sur le visage et une manière de hausser les épaules qui dénonce un fond d’imperturbable philosophie. On