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il le voulait ardemment; mais, en même temps, il ne partageait ni les idées ni les illusions et les impatiences réformatrices du jour. Il restait l’homme de la tradition et de l’expérience.

Au fond, si M. Thiers avait pu, comme il le disait, résister au courant d’idées du moment, il aurait proposé simplement d’élargir la loi de 1832 pour arriver à avoir une armée, une véritable armée d’un peu plus de huit cent mille hommes. Il croyait qu’on se méprenait sur les causes des succès de l’Allemagne et des revers de la France, sur les conditions des deux pays, sur le caractère du système prussien, — qu’à vouloir tout transformer on allait se jeter dans une expérience dont l’issue pouvait être douteuse sinon néfaste. M restait persuadé qu’on se payait de mots, que ce qu’on appelait « la nation armée » était tout ce qu’il y avait de plus opposé à une sérieuse constitution militaire. Il ne croyait pas du tout au nombre dont on parlait toujours, aux soldats improvisés, aux millions d’hommes jetés pêle-mêle au milieu du danger dans des cadres sans force. Il avait livré plus d’une bataille dans l’intimité de la grande commission parlementaire contre des innovations qu’il considérait comme de périlleuses témérités, et il avait fini par obtenir de la commission que la durée du service fût au moins fixée à cinq ans. Lui, il aurait préféré sept ans, huit ans, il ne le cachait pas. Il cédait pour le bien de la paix, il se contentait de cinq ans, mais sur ce point, par exemple, il n’admettait plus de transaction. Il restait jusqu’au bout l’adversaire intraitable du service de trois ans, qui semblait garder la faveur de l’assemblée, qui comptait de nombreux défenseurs, dont le plus brillant était le général Trochu, et c’est là que la lutte s’animait, que M. Thiers, une fois de plus, ne craignait pas de s’engager à fond.

Lorsque le chef du pouvoir exécutif, après avoir parlé avec un art merveilleux en historien, en administrateur, en politique, sentait malgré tout la victoire près de lui échapper dans une assemblée indécise, il n’hésitait plus. Il posait la question de gouvernement, et comme on se récriait aussitôt, comme on lui disait que la France avait besoin de ses services, il répliquait vivement: « Il serait étonnant que tout le monde eût ici sa liberté de penser et de sentir et que les hommes seuls sur qui pèse la responsabilité ne l’eussent pas... Vous avez pour un temps court, je l’espère, remis dans mes mains le dépôt du salut et de la sûreté du pays, et vous voulez, quand je ne pense pas comme vous, quand j’ai mon opinion à moi, que j’accepte la responsabilité du salut du pays avec des moyens que je crois insuffisans ! Tout le monde est libre, je le suis autant que vous et je dois l’être davantage parce que j’ai une responsabilité écrasante. Si la loi est mauvaise, dans deux ou trois ans vous auriez le droit de vous en prendre à moi comme vous avez eu le