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dix ans après la révolution française, on voie renaître ces animosités de races, ces luttes religieuses qu’on ne croyait plus possibles dans une civilisation tout imprégnée d’idées de tolérance. Voilà ce que c’est que le progrès ! Au moment où l’on y pensait le moins, on s’aperçoit que, sous bien des rapports, on est revenu vers le passé ! Des populations aveuglées de vieux préjugés peuvent encore croire que des juifs se servent du sang d’une jeune fille pour les rites de leur culte, et dans un des pays les plus cultivés de l’Europe, en Allemagne, il y a des croisades contre les sémites, comme il y a dans d’autres pays des croisades contre les catholiques. Ce serait le devoir des gouvernemens éclairés de réagir contre ces tendances, de résister dans tous les sens à ces égaremens d’opinion qui nous ramènent à d’autres temps, d’être les premiers à donner l’exemple de la tolérance, de l’équité libérale dans leurs rapports avec les croyances religieuses.

Le vrai libéralisme a de la peine à se dégager des courans contraires qui tourbillonnent aujourd’hui à la surface de l’Europe. D’un côté, il y a de ces mouvemens étranges, imprévus, qui ressemblent à un réveil des passions ou des préjugés d’autrefois ; d’un autre côté, il y a un travail de radicalisme plus ou moins révolutionnaire qui se manifeste avec une intensité croissante, qui crée des conditions difficiles aux partis libéraux partout où ils règnent, même dans des pays comme l’Angleterre et la Belgique. Est-ce donc que le radicalisme menace d’envahir la société anglaise ? Il a sans doute plus d’une bataille à livrer avant d’avoir la direction du gouvernement et de pouvoir toucher sérieusement à la constitution britannique. Il n’a pas moins fait de singuliers progrès ; il est devenu assez puissant pour avoir des représentans dans le parlement, pour s’imposer comme un allié nécessaire aux vieux whigs dans les combinaisons ministérielles, pour entrer aux affaires avec M. Gladstone. Il a aujourd’hui son rang officiel ; il est au pouvoir avec sir Charles Dilke, qui semble s’être un peu modéré, surtout avec le président du bureau de commerce, M. Chamberlain, qui, depuis la retraite de M. Bright, reste le principal leader du parti dans le gouvernement, et si c’est une condition de vie pour le ministère, c’est aussi visiblement pour lui une cause perpétuelle d’incohérence.

La difficulté, en effet, est de faire vivre ensemble, même sous la libérale et conciliante direction de M. Gladstone, d’anciens whigs comme lord Granville, lord Hartington, et des hommes comme M. Chamberlain, qui est toujours prêt à soutenir ses opinions radicales. L’incompatibilité éclate assez souvent ; elle a éclaté une fois de plus, il y a peu de jours encore à propos du dernier banquet annuel du Cobden Club, qui a été présidé par M. Chamberlain et qui avait eu un prologue aussi significatif que bruyant. Quelques libéraux, notamment lord Ampthill, M. Coschen, se sont séparés du club avec un certain éclat. Leur démission a-t-elle été motivée par l’admission de quelques membres étran-