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Je fais plus que pardonner à l’auteur, je l’approuve d’avoir donné d’une entrée en religion d’autres raisons que les vraies, si les vraies étaient moins dramatiques. Pour les reproches qui touchent proprement aux caractères des personnages, ceux-là seraient plus graves s’ils étaient fondés ; je ne vois pas, en vérité, qu’ils le soient plus que le reste. Quelques-uns n’admettent pas que Louis de Bourbon ait jamais été un héros désintéressé ; dès l’époque de Rocroy, ils veulent qu’on le montre attaché atrocement à son intérêt. Ont-ils lu cette lettre adressée à Mazarin trois jours avant la bataille : « Je vous puis assurer que cette armée ira droit, et contre les ennemis du dehors et contre ceux du dedans, s’il y en a d’assez meschans pour l’estre ? » Au contraire, quelques fâcheux se courroucent parce que l’auteur allume chez le vainqueur de Rocroy cet esprit factieux qui n’y flambera que plus tard. Ceux-là sont, à mon sens, trop délicats sur la chronologie ; encore devraient-ils s’assurer que le personnage a toujours mené ses passions par ordre, qu’il n’a jamais senti, lorsqu’il était tout dévoué aux bonnes, les premières atteintes des mauvaises ; et cela même ne ferait pas que le poète n’eût le droit de les resserrer toutes en un même espace, de présenter en même temps que les fleurs de celles-là les germes de celles-ci et de montrer dans l’adolescence du héros « le monstre naissant. »

J’accorderais davantage à ceux qui s’étonnent de voir Mlle du Vigean patriote, soutiennent que le mot ni même l’idée de patrie n’étaient d’usage en ce temps, et dénoncent une contradiction entre les caractères de l’héroïne et du héros : si la patrie existe pour l’un, disent-ils, elle doit exister pour l’autre, et celui-ci perd toute excuse de sa trahison. Je reconnais du moins que l’auteur, au lieu de nommer « la patrie » ferait mieux de nommer « l’état, » et que souvent son héroïne, en poussant trop l’expression de ses sentimens pour la France, va jusqu’à ce genre d’anachronisme avantageux qui est le privilège des personnages d’à-propos dans les soirées de fêtes nationales. Cependant, j’admets que Marthe du Vigean, deux siècles après Agnès Sorel et Jeanne d’Arc, ait aimé ce pays de France et haï l’étranger ; où l’on voit une contradiction de caractères, je ne vois qu’une contrariété qui n’est pas intolérable. Il est certain qu’à diverses époques de notre histoire quelques âmes plus avancées que les autres ont conçu l’amour de la patrie à peu près tel que nous le sentons ; le reste, à ces mêmes époques, n’entendait même pas ce qu’un tel sentiment pouvait être. Condé, grand féodal, peut se rencontrer avec Marthe du Vigean, bonne Française ; il peut, sans être insupportable à voir, garder l’indépendance de la plupart des hommes de son temps à l’égard de son pays ; elle peut, comme Agnès à Charles VII, selon l’expression de Brantôme, lui mettre le « frein aux dents » et lui tourner la tête contre l’ennemi.