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de la musique ; les deux que nous tenons de voir, George Bizet et Félicien David, nous l’ont prouvé. Aussi, lorsqu’il plaît aux dieux immortels de nous gratifier du spectacle d’un compositeur qui a su ne pas mourir de faim et produire à fleur de jeunesse et de talent des opéras qui réussissent, tâchons de ne pas nous montrer dédaigneux et consolons-nous avec lui des leçons du martyrologe. L’auteur de Lakmé est un homme heureux ? il n’eut en quelque sorte qu’à se laisser guider par la fortune. Excellemment doué, dûment approvisionné d’un stock d’études amassé au Conservatoire dans la classe d’Adolphe Adam et qu’il se réservait d’étendre, de varier selon les circonstances et le progrès des temps, il eut tout d’abord cette suprême originalité de ne pas concourir pour le prix de Rome, et, — voyez l’ironie du destin, — au lieu de porter la peine d’une pareille dérogation aux lois organiques du métier, il en aura été récompensé en arrivant au but avant les plus diplômés de ses camarades d’école. L’activité, la gaîté de sa nature aidant, c’est à force de se prodiguer sur le marché qu’il se fit connaître : chœurs d’orphéons, opérettes, rien ne lui coûta. Il battit l’estrade des alcazars, courut les petits théâtres des Champs-Elysées, devint plus tard le fournisseur attitré des Bouffes du passage Choiseul, toujours de belle humeur et se riant. Quel répertoire ! le Serpent à plumes, l’Omelette à la Follembuche, Deux Vieilles Gardes, Mon Ami Pierrot, Malbrouch s’en va-t-en guerre, les Musiciens de l’orchestre, ce dernier ouvrage en collaboration d’Hignard le shakspearien, l’homme de cette curieuse partition d’Hamlet, qui semble écrite en notes marginales sur le texte même du poète : il n’y a que la vie de jeunesse pour rapprocher deux esprits si divers.

Cependant un joli ballet, Coppélia, avait commencé d’apprendre aux connaisseurs le nom de M. Delibes, mais ce fut seulement avec le Roi l’a dit, son premier grand ouvrage représenté à l’Opéra-Comique (24 mai 1873), qu’il sortit vraiment des faubourgs. La partition du Roi l’a dit m’a laissé les meilleurs souvenirs ; le premier acte surtout pétillait de verve et d’esprit, comme si le don Magnifico de la Cenerentola eût secoué par-dessus l’énorme gaîté de sa perruque. Je ne saurais oublier un certain octuor « de la révérence, » où les voix s’étageaient par imitations de manière à former un groupe musical d’un style rétrospectif bien réjouissant. Que sont-elles devenues ces voix qui s’appelaient alors Mlle Chapuy, Mlle Priola, Mlle Révilly, MM. Lhérie, Sainte-Foy, etc., alas, pour Yorick ! Dix ans à peine se sont écoulés, et s’il fallait reconstituer aujourd’hui cet éclat de rire gargantuesque, peut-être n’aurait-on devant soi qu’un rictus macabre. Le théâtre est en ce sens un lieu des plus mélancoliques. On n’y marche ou plutôt on n’y chante, on n’y danse que sur des tombeaux. Mais si les chanteurs ont disparu, la musique de ce premier acte est