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tout ce que j’ai entendu dire à ce sujet, je n’ai jamais pu me figurer que l’imprimerie fût d’invention diabolique : j’ai même quelque propension à m’imaginer le contraire. Quoi qu’il en soit, ce serait un grand bienfait si les pensionnaires de l’asile, réduits à vivre étendus sur leurs matelas, avaient à leur disposition une bibliothèque qui renouvellerait leurs pensées et les sortirait du marasme qui les étreint. Je me rappelle, lorsque j’ai étudié les prisons, avoir été frappé de ce fait que les détenus lisaient de préférence les voyages. Les infirmes dont je parle sont aussi des prisonniers, prisonniers de leur corps, qui les condamne à la réclusion forcée, dont la mort seule leur fera grâce ; eux aussi, pour échapper à eux-mêmes, ils doivent aimer les aventures en pays lointains, les histoires des Robinsons naufragés, que Dieu n’abandonne pas dans la détresse, et je voudrais les voir pourvus de ces livres qui endorment les angoisses de l’esprit et sont bons pour la santé morale.

Les élèves grands et petits que j’ai montrés au lecteur sont presque des valides : parmi ces infirmes, il y a les plus infirmes qui vivent, — est-ce vivre ? — dans un quartier séparé. En vertu de cette figure de rhétorique que l’on appelle la synecdoque et qui prend la partie pour le tout, on les nomme les paralytiques. C’est le monde des cauchemars. Pas un sourire qui ne soit une grimace, pas un mouvement qui ne soit un effort, pas un geste qui ne soit une contorsion. La salle où ils rampent est vaste, elle aboutit de plain-pied à une large terrasse exposée au midi, où ils passent presque toute la journée au soleil, baignés de lumière, oxydés par le grand air, gloussant, se traînant comme des larves qui seraient la caricature de l’enfance. La nature est inépuisable dans ses débauches et dans ses inventions monstrueuses, elle semble se plaire à démontrer que, si elle est la mère de toute beauté, elle est inimitable dans son art de créer la hideur. L’enveloppe est horrible, on dirait que, pour ne pas la voir, l’intelligence y sommeille. Là, dans ce quartier, nul travail ; l’a, b, c, d peut passer devant les yeux, ce n’est qu’une image sans signification ; il est possible qu’on la regarde ; la voit-on ? j’en doute ; à coup sûr on ne la comprend pas. Sont-ce réellement des enfans issus du couple humain ? En les voyant, on pense aux mandragores qui chantent et aux lupins qui, pendant les ténèbres, crient : La lune est morte ! Accroupis le long des murs, s’étayant, pour marcher, d’un tabouret qu’ils font pivoter, s’aidant de deux béquilles, assis sur le fauteuil, d’où ils se laisseraient tomber s’ils n’y étaient retenus par une sangle, éclatant de rire sans prétexte, pleurant sans motifs, grouillant sur le parquet avec les ondulations maladroites d’un amphibie qui chemine sur le rivage, ils ressemblent aux ébauches