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UN HISTORIEN MODERNE DE LA GRÈCE.

lisme qui se perpétue pendant toute son histoire, et même constater que l’élément ionien est l’élément prépondérant.

Voilà, dans son esprit sinon à la lettre, et sous une forme très simplifiée qui supprime une infinité de nuances, de vues profondes ou ingénieuses, ce qu’on peut appeler le système ionien de M. Curtius. Peut-être irait-on trop loin et s’exposerait-on aux critiques des érudits, si l’on affirmait que toutes les parties de ce système si bien agencé sont établies sur des bases solides, et que toutes les assertions de l’auteur au sujet de ces temps préhistoriques s’imposent à notre conviction. Mais j’avouerai que, pour ma part, je me sens moins effrayé par sa hardiesse dans le maniement de l’hypothèse, que séduit par les efforts de ce penseur d’imagination pour introduire l’histoire dans cette matière indécise et obscure, et par son habileté à la rendre intéressante.

Voyez, par exemple, ce que devient par le travail de son esprit le grand événement des temps héroïques, la guerre de Troie. Ce n’est pas lui qui le réduirait à n’être qu’une simple forme de ce drame solaire qu’une école de mythologues poursuit et retrouve dans tous les grands sujets de l’épopée primitive. Ce genre de naturalisme ne l’arrête pas ; à ses yeux, la guerre de Troie est un fait historique. Ce n’est pas que l’enlèvement d’Hélène et les effets de sa fatale beauté soient pour lui des articles de foi. La grande expédition qui, d’après Homère, partit d’Aulis pour la Troade est à la fois un des premiers épisodes et une image résumée de la colonisation éolo-achéenne. C’est un de ces mouvemens de reflux qui se produisirent quand les grandes migrations, dont le point de départ était le plateau phrygien, pénétrèrent par le nord comme un flot et modifièrent profondément la population de la Grèce. Alors, à plusieurs reprises, la noble race des Achéens fut emportée par son esprit aventureux vers la côte nord-ouest de l’Asie-Mineure. Dans les longues luttes qu’elle y soutint pour la conquête des villes fortifiées et du pays, elle s’excitait en chantant les exploits transfiguré des Atrides et des autres chefs d’antiques expéditions, et ainsi s’est formé par un mélange du présent et du passé, de la réalité et de la fiction, ce qui fut la matière de l’Iliade. Ce travail poétique était d’autant plus naturel que les nouveau-venus retrouvaient en Troade d’autres Achéens, descendans des vainqueurs de Troie et fondateurs de la nouvelle Ilion, l’Ilion éolienne. D’ailleurs la population dominante, les Dardaniens, branche des Phrygiens, était du même sang que la race achéenne ; et si des élémens sémites et barbares s’y étaient introduits, elle conservait cependant avec elle une certaine communauté de mœurs, de religion et de langage, que n’avaient pu détruire quelques influences orientales. Cette communauté était