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appréciation n’est point complète. Il résulte des lettres publiées par M. Morley que, dès le début, Cobden voyait au-delà des corn-laws, que la réforme douanière et fiscale n’était pour lui que l’instrument de grandes réformes dans l’ordre politique et qu’il concevait le libre échange comme une œuvre d’émancipation populaire et de progrès démocratique. Faut-il une autre preuve du large sentiment d’humanité qui remplissait l’âme de celui que l’on persista longtemps à appeler le manufacturier de Manchester ? Nous la trouvons dans le récit touchant de la visite que Cobden, en 1841, fit à son ami M. Bright, qui venait de perdre sa femme. « J’étais, écrit M. Bright, abîmé dans ma douleur. M. Cobden accourut près de moi, m’exprima son affectueuse sympathie, puis, après un moment de silence, il leva les regards et dit : « Il y a en Angleterre, à cette heure, des milliers de logis où des épouses, des mères, des petits enfans sont mourans de faim. Eh bien ! mon ami, dans quelque temps vous viendrez avec moi et nous ne prendrons plus de repos que le jour où les corn-laws seront abolies. » On sait comment les deux amis tinrent cette parole donnée sous l’invocation de la douleur, et l’on comprend mieux, après ce récit, le sens et le but de la mission qu’ils juraient d’accomplir.

Cobden s’était marié au mois de mai 1840 avec une jeune fille du pays de Galles, amie de l’une de ses sœurs ; il passa l’été sur le continent, en France, en Suisse et en Allemagne ; il revint en Angleterre au moment où le ministère whig, dirigé par lord Melbourne, se débattait en pleine crise, devant une opposition surexcitée par la misère générale, par la détresse du trésor et par les périls qui menaçaient la politique extérieure. Vainement à la dernière heure lord Melbourne essaya-t-il de conserver la majorité en proposant la réforme des tarifs et notamment en demandant que le blé fût désormais soumis à un droit fixe qui eût remplacé le vieux système de l’échelle mobile. C’était une concession aux idées que depuis deux ans la ligue propageait dans le pays. Mais cette concession fut jugée insuffisante, et de plus elle ne paraissait pas sincère. Précédemment, lord Melbourne avait déclaré que le rappel des lois céréales était la plus folle idée qui pût entrer dans une cervelle humaine, et lord Palmerston avait voté contre la pétition de la chambre de commerce de Manchester. Le parlement n’admettait pas la franchise ni la moralité de cette conversion subite des membres les plus importans du cabinet. A la session de 1841, sur un vote de non-confiance provoqué par une motion de Robert Peel, le ministère se trouva en minorité, d’une voix seulement. Il jugea que le chiffre infime de cette minorité l’autorisait à ne pas abandonner le pouvoir pt à faire appel aux élections. La chambre des communes fut dissoute, les élections eurent lieu au milieu de l’été, et Cobden, cette fois, fut élu à