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Le souvenir de Félix Douay est resté vivant chez les frères de Saint-Jean-de-Dieu ; on en parle, on dit : Il était si bon ! On montre la chambre où il est mort ; là, dans cette maison, on garde volontiers la mémoire de ceux que l’on y a guéris, et il est rare que des relations ne se nouent pas entre les frères et leurs anciens malades. Ce n’est qu’une maison de santé cependant, et les soins n’y sont point gratuits. Selon l’importance de l’appartement qu’on y occupe, la pension varie de 6 à 10 francs par jour : au bout de l’année, cela fait un petit budget de recettes. Qui en profite : Les frères ? Nullement. Les bénéfices servent à soutenir les œuvres de charité auxquelles saint Jean de Dieu a consacré ses disciples ; la maison de santé s’empresse à secourir l’hospice ; les fonds recueillis doivent être promptement utilisés, car il n’y a pas loin de la rue Oudinot à la rue Lecourbe.


III. — RUE LECOURBE.

Le village de Vaugirard est annexé à Paris depuis la loi du 16 juin 1859 ; si l’on prolonge la rue de Sèvres au-delà du boulevard de Grenelle, on pénètre dans une interminable rue qui s’en va jusqu’aux fortifications, c’est la rue Lecourbe ; elle a plus de 2,250 mètres de parcours ; pour un Parisien du centre, c’est le bout du monde. On a beau avoir construit dans ce quartier une mairie monumentale, on n’en a pas modifié l’aspect provincial et suranné ; des maisons basses, des vacheries, des poules sur le trottoir, des jardins maraîchers mamelonnés de cloches de verre, des cabarets à fenêtres ternes, le turlututu d’une voiture de tramway presque vide, du linge séchant aux croisées ; c’est gris, triste, et cela paraît trop grand. C’était bien loin de Paris jadis ; au siècle dernier, Louis XV y possédait un rendez-vous de chasse ; le temps et l’abandon en avaient fait une masure ; le terrain qui l’entourait était vaste, vêtu de folles herbes, protégé par une muraille que verdissait la mousse et que rongeaient les lichens. Si délabrée que fût l’habitation, elle offrait un avantage considérable ; elle était en « bon air. » C’était là une condition faite pour tenter les frères de Saint-Jean-de-Dieu, qui ne sont pas infirmiers pour rien et font preuve de discernement hygiénique lorsqu’ils créent un établissement d’hospitalité. Il ne leur suffisait pas d’avoir ouvert en province des asiles pour les aliénés, de soigner, à Paris, des malades payans, ils rêvaient de faire l’œuvre de charité par excellence, en recueillant l’enfance abandonnée, infirme, rachitique et impotente. Elle ne manque pas à Paris : le cabaret et le reste en sont les infatigables producteurs.