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souffert. Très réservé, vivant seul, d’apparence froide, parfois même un peu rude, on comprenait, à le regarder attentivement, qu’il se donnait une attitude et redoutait d’être pénétré. Derrière ce personnage imposé qui ne parlait pas dans la crainte de trop dire, il y avait un homme d’une douceur exquise, d’une rare générosité de sentimens, d’une pitié intarissable pour la souffrance d’autrui et qui fut adoré par ceux dont il ne repoussa pas l’intimité. Un jour que j’avais surpris en lui une émotion qu’il ne put réprimer, je lui dis : « Vous êtes comme les noix de coco : l’enveloppe est résistante, mais la pulpe est savoureuse. » Ses yeux devinrent humides, et il me répondit en essayant de sourire : « Ne parlons pas botanique. » La mort n’avait pas voulu de lui sur les champs de bataille, elle le guettait au coin d’une maladie vulgaire. Il avait été blessé assez souvent pour comprendre, dès la première atteinte, que le mal était grave ; il se fit transporter rue Oudinot, dans la maison des frères de Saint-Jean-de-Dieu ; le vieux soldat qui n’avait pas quitté le harnais fut soigné par les infirmiers à scapulaire. J’imagine que, sur le lit d’où il ne devait plus se relever, le général Douay a eu des larmes intérieures dont nul n’a été le confident ; il s’est rappelé son frère Gustave, tué devant Cavriana, il s’est rappelé son frère Abel tué à Wissembourg ; il a pensé au « beau trépas » qu’a chanté Béranger et il s’est senti humilié ; il a pleuré de mourir dans une chambre close, sous un édredon comme un « péquin. » Il n’en est pas moins mort héroïquement. Au lendemain d’un des combats devant Sébastopol, Bosquet écrivait à sa mère : « Avant de monter à cheval, j’ai baisé la croix de mon épée. » Le général Douay, avant de livrer le dernier assaut à celle qui n’est jamais vaincue, fit appeler l’aumônier de la maison et lui dit : « Mon père, il est temps de mettre ma conscience en règle avec Dieu. » Lui qui jamais ne s’était ménagé, qui avait ri au péril, qui toujours avait été de bon vouloir et de grand cœur, dont le sacrifice avait été permanent et l’holocauste toujours prêt, il savait bien qu’il y a pour l’âme des destinées auxquelles les hautes intelligences aiment à se préparer. Il se prépara donc et mourut en paix, comme un bon soldat qu’il avait été. Le 4 mai 1879, cinq mois après avoir été forcé d’abandonner le commandement du camp de Châlons, il entrait dans le repos. Ce jour-là, l’armée française a fait une perte cruelle ; l’homme qui, sorti des rangs les plus humbles, était arrivé, sans protection ni faveur, au grade de général de division, eût été un ministre de la guerre incomparable. Lorsque le cercueil, suivi des frères en prières, escorté des compagnons d’armes, glissa hors de la petite maison pour être placé sur la voiture funèbre, la France put dire : « Une vertu est sortie de moi. »