Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/230

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

produire des œuvres de toute sorte et d’échanger ces produits contre des alimens ? Mourir d’inanition, quelle crainte puérile !

Eh bien ! soit, accordons cela même. Il ne faut pas de Français en France plus qu’il n’y en a aujourd’hui ; car ils seraient exposés à mourir de faim. Soit, le nombre des Français de France ne doit plus être augmenté ; la mesure est bonne, et la prudence interdit d’aller plus loin. Mais n’avons-nous pas des colonies ? L’Algérie, la Tunisie, le Congo, Madagascar, les îles océaniennes, tous pays très peu peuplés et qui renaîtraient à la fertilité et à la vie si des émigrans venaient y apporter leur activité et leur industrie. Qui donc a fait la puissance de l’Angleterre, sinon cette force d’expansion et cette émigration perpétuelle et féconde au-delà des mers ? Donc, même si l’on admettait cette étrange opinion que le nombre des Français vivant sur le sol français ne doit plus s’accroître, il resterait toujours dans nos colonies d’immenses étendues de terres fertiles qui suffiraient, et au-delà, à la plus invraisemblable fécondité de nos concitoyens.

L’accroissement de la population française et l’extension de notre empire colonial ne sont que deux faces d’une même question. C’est une sorte de cercle vicieux dans lequel, hélas ! nous semblons vainement nous débattre. Si la population ne s’accroît pas, tout empire colonial est fragile, factice, inutile ; d’autre part, notre population ne peut croître que si nous avons des colonies pour déverser l’excès de notre population. Voilà le terrible problème qu’il s’agit de résoudre. Est-il vraiment suffisant de dire : « Restons chez nous ; ne nous occupons pas des voisins qui grandissent ; contentons-nous de la situation actuelle, qui n’est pas mauvaise, de notre climat bienfaisant, de notre sol fertile, de notre insouciante gaîté. »


Reste le dernier argument, que la France est dans une situation prospère, car elle compte dans sa population, comparativement à l’Allemagne et à l’Angleterre, nos deux puissantes voisines, plus d’adultes que d’enfans. « Il y a sur 10,000 habitans, dit M. Block avec une satisfaction presque enthousiaste, 4,752 Français adultes contre 3,611 Prussiens. Cette comparaison n’est-elle pas éloquente[1] ? »

Hélas ! oui ! et tristement éloquente. Certes, pour le moment présent, le pays qui a beaucoup d’adultes et peu d’enfans est plus fort et plus riche que le pays où sont peu d’adultes et beaucoup d’enfans. Mais il faut songer au lendemain. En 1883, il y a autant de Français adultes que d’Allemands adultes ; mais dans vingt ans tous ces petits Allemands seront devenus des hommes, et il y aura beaucoup plus d’Allemands adultes que de Français adultes. « Le pays où il y a peu

  1. Ce même argument avait été déjà présenté par un savant Illustre, Paul Broca, et réfuté péremptoirement par M. Le Fort avec une vigueur et une précision qui ne laissent rien à désirer.