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mens, je croyais que les Champaigne eussent été dans l’Académie naissante les défenseurs naturels de la gloire de Poussin, et Le Brun plutôt son adversaire. Mais tout au rebours : c’est les Champaigne qui, parmi toutes leurs protestations d’estime et d’admiration sincère, saisissent volontiers l’occasion de chicaner Poussin, et c’est Le Brun qui, chaque fois, prend sa défense avec une chaleur de cœur et une vivacité d’éloquence qui, pour beaucoup de raisons, lui font tout à fait honneur.

Après tout cela, il faut bien en revenir au grand intérêt de ces Conférences et, en terminant, comme en commençant, ne pas craindre d’y trop appuyer : c’est de la critique d’art faite par des artistes, par de très grands artistes, et cent ans avant que Diderot se soit emparé du genre pour le corrompre. On a vu que, pour être technique, elle n’était pas moins accessible, je veux dire intelligible à tous. Fût-elle plus technique encore, elle serait encore la bonne. Et il ne faut pas dire là-dessus que les questions de technique ne relèvent que du métier, que le public n’a cure des moyens qui servent à atteindre la fin, et qu’en toutes choses il ne peut et ne doit prendre d’intérêt qu’au résultat. C’est une question de technique aussi, de métier donc, si l’on veut, que de savoir où gît le secret de la splendeur du style de Bossuet et de la lucidité du style de Voltaire. Mais évidemment cette splendeur et cette lucidité sont des effets, qui ont des causes, et toute critique ne serait qu’une oiseuse et rhétoricale amplification qui n’aurait pas pour premier et dernier objet la recherche de ces causes. N’est-il pas étonnant, au surplus, que les mêmes gens qui savent si bien quelle est, en littérature, la valeur et l’importance du style, c’est-à-dire de la forme, ne se rendent pas compte qu’en peinture ou en sculpture, la forme, c’est-à-dire l’invention dans l’exécution, a bien plus d’importance et de valeur encore ? Ils devraient pourtant réfléchir que les mots veulent dire quelque chose, et que la peinture et la sculpture s’appellent les arts plastiques. C’est l’originalité de leur crayon, et, si je puis m’exprimer ainsi, c’est l’individualité de leur palette qui classe les peintres entre eux, comme c’est l’individualité de l’expression et l’originalité du tour qui classent les écrivains. La critique n’a donc rien fait tant qu’elle n’a pas trouvé l’explication de cette originalité de l’artiste, et elle ne l’a pas trouvée tant qu’elle n’est pas descendue au dernier détail de la technique. Mais comment y descendrait-elle, si ce n’était en interrogeant les artistes eux-mêmes sur leur art ? Je crois avoir montré qu’ils n’avaient pas, il y a deux cents ans déjà passés, de répugnance à nous répondre. Apprendrai-je aux lecteurs de ce regretté Fromentin et de M. Eugène Guillaume qu’ils n’en manifestent pas aujourd’hui davantage ?


F. Brunetière.