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dépêché partout ses aides-de-camp, qui se comptent par centaines et par milliers, pour annoncer à son de trompe, de village en village, qu’il n’y a que les bœufs qui n’aient pas de religion, qu’elle avait choisi la sienne, que la sienne était la bonne, qu’elle priait ses sujets de n’en pas douter. On imagine facilement l’effet de cet ukase. Les peuples se précipitèrent au baptême ; fétichiste le matin, toute la province d’Imerina était chrétienne avant le soir. Ce que vaut cette conversion, les missionnaires le savent, et M. Sibree n’en fait pas mystère. Parfois la nouvelle se répand que la reine est sur le point de se raviser, et le vide se fait subitement dans telle chapelle où se pressaient chaque dimanche plus de quatre cents dévots.

Mais jusqu’ici Ranavalona n’a point changé d’avis. Eût-elle des scrupules, des repentirs, on y mettrait bon ordre. Depuis 1828, sauf un intervalle de dix-huit mois, les Hovas n’ont été gouvernés que par des reines, et quand les reines gouvernent, les premiers ministres sont tout-puissans. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles Radama II, qui n’avait jamais versé le sang, est mort étranglé. La reine jouit de tous les privilèges, de toutes les pompes de la royauté. Elle ne sort jamais de son palais qu’en grand appareil ; son palanquin et son parasol rouge causent des éblouissemens à son peuple. Dans ses voyages, trente mille hommes lui servent d’escorte, et partout où a passé sa gloire, l’herbe a peine à repousser. Mais Ranavalona est une marionnette dont son Richelieu tient les fils. Le gouvernement des Hovas est aujourd’hui une monarchie absolue tempérée par l’omnipotence d’un premier ministre, qui oblige sa souveraine à ne faire et à ne dire que ce qu’il désire qu’elle fasse et qu’elle dise, et à son tour le premier ministre ne se permet de désirer quelque chose qu’après avoir consulté ceux qui l’ont converti. Sa reine est la prisonnière d’un prisonnier.

Quels que soient leurs mérites et leurs vertus, les missionnaires sont des hommes. Enflés par leurs succès, ils ont abusé de leur fortune. Jusqu’ici les souverains hovas avaient pratiqué une politique de bascule. dont ils se trouvaient bien ; ils avaient recours à l’Angleterre pour résister aux prétentions de la France ; ils recouraient à la France pour se sauver de la domination anglaise. Les missionnaires entendent régner sans partage ; ils ont décidé que l’ennemi, c’était le Français, qu’il fallait renvoyer chez lui cet intrus. Ils ont oublié que, s’ils sont installés depuis 1820 à Tananarive, nous avons, depuis deux siècles au moins, des intérêts à Madagascar, que nous possédons l’Ile de Nossibé sur la côte ; nord-ouest, celle de Sainte-Marie sur la côte orientale, que nous avons toujours stipulé pour nos nationaux et pour nos colons de l’île Bourbon le droit d’établissement dans le pays des Hovas, et que par les traités de 1841 les Sakalaves ont reconnu notre protectorat, qu’ils avaient sollicité.

Mais les missionnaires anglais ont persuadé au premier ministre de