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la libéralité d’un prêtre, il put acheter des nattes, des couvertures et quelques ustensiles. Puis il parcourut la ville, y ramassa quarante-six mendians estropiés, moribonds, et les installa dans ce premier hôpital. Ceci se passait en 1540 ; Jean Ciudad avait quarante-cinq ans. Il avait été fou ; en voyant les dépenses auxquelles il allait être obligé de pourvoir, on crut qu’il l’était encore.

Il fallait nourrir ces malades recherchés avec tant d’imprévoyance. Le soir, lorsque les soins de l’hôpital ne le réclamaient plus, Jean Ciudad, le dos chargé d’une hotte, une marmite dans chaque main, allait de maison en maison, s’arrêtait devant les portes et criait : « Pour l’amour de Dieu, faites-vous du bien, mes frères ! » Il s’expliquait et disait : « Faire du bien à ceux qui souffrent, c’est faire du bien à soi-même. » C’était l’heure du souper : on donnait la desserte, parfois quelques réaux, et Jean rentrait à l’hôpital, dont il s’était constitué le pourvoyeur, le cuisinier, l’infirmier et le médecin. La besogne ne chômait pas pour lui ; on a prétendu qu’il ne dormait pas et qu’il passait les nuits en prières ; je n’en crois rien : quelque ardente que soit une âme, elle est enveloppée d’une matière qui a des exigences auxquelles, sous peine de mort, on ne peut se soustraire ; vivre sans dormir, vivre sans manger, c’est impossible. J’estime que, sa journée faite, Jean Ciudad trouvait sur sa natte de paille un bon sommeil, qui lui permettait de ne pas faillir le lendemain aux fatigues des jours précédens. L’œuvre qu’il avait entreprise, il la conduisait avec une telle persistance d’abnégation que l’on crut qu’il était aidé par des interventions surnaturelles. Les gens riches de Grenade comprirent que « ce fou » était un homme de grande volonté, dont la bienfaisance méritait d’être encouragée. Les aumônes devinrent plus abondantes ; elles furent larges à ce point que Jean Ciudad put agrandir sa maison, doubler les salles hospitalières et remplacer les nattes par des lits. Un fait digne de remarque, c’est qu’en matière d’hospitalité pour les malades, Jean fut un réformateur : chez lui, dans sa maison, dans les maisons relevant de l’ordre qu’il a fondé, chaque malade eut son lit, un lit ne contint jamais qu’un malade. Ce fait, qui nous paraît simple aujourd’hui, constituait alors une amélioration extraordinaire. La promiscuité des malades dans le même lit, dont la seule pensée nous fait reculer d’horreur, était d’usage dans les hôpitaux d’autrefois. Il ne fallut rien de moins à Paris que la révolution française pour abolir un tel état de choses, pour que chaque moribond pût mourir seul sur son grabat. Lorsqu’en 1785, Tenon visita l’Hôtel-Dieu, il constata que 1,219 lits contenaient 3,418 malades[1].

  1. Dans Paris, ses organes, t. IV, ch. XX, les Hôpitaux, je trouve la note suivante : « Sur les 1,219 lits (Hôtel-Dieu), il y en avait 733 grands, ayant cinquante-deux pouces de largeur, et 486 petits ayant trois pieds. Lors des momens de presse, on mettait ordinairement six malades dans les premiers et quatre dans les seconds. »