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juste sur le second point : le fils de Pierre III semblait accomplir un vœu ancien en tirant de l’oubli le nom de ce père qui avait si peu marqué. Tous ceux qui, de près ou de loin, avaient appartenu à ce triste souverain étaient assurés d’un accueil magnifique à la nouvelle cour. Ce n’était pas encore assez pour la piété filiale de Paul ; il lui fallait une manifestation éclatante, une expiation publique qui rachetât toutes les injures passées.

Alors lui vint une idée singulière, digne de Hamlet égaré chez les fossoyeurs. Le corps de sa mère, exposé en chapelle ardente, allait recevoir les derniers honneurs ; son père avait été frustré de ces honneurs ; pourquoi ne pas les lui restituer, ne pas sceller du même coup la réconciliation posthume de ses parens ? Son imagination malade prit feu pour ce beau projet. En compagnie du grand-chancelier, comte Bezborodko, et d’un aide-de-camp, l’empereur se rendit au monastère de Saint-Alexandre Newsky. Les Russes ont conservé la pieuse habitude qu’avaient nos pères ; en sortant du siècle, il leur plaît de reposer dans un cloître, sous la garde et les prières des religieux. A l’une des extrémités de Saint-Pétersbourg, un grand couvent, placé sous le vocable du héros national, abrite les tombes des familles de marque et les moines qui veillent sur elles. C’était là qu’on avait déposé nuitamment, à petit bruit, la dépouille de Pierre III, déshéritée de la sépulture impériale qui attend les souverains dans la cathédrale des Saints Pierre et Paul. Le tsar fit appeler un vieux moine et demanda qu’on lui montrât le tombeau de son père ; le moine l’y conduisit. Paul ordonna d’ouvrir le caveau, de desceller le cercueil, et se pencha pour chercher son père : de l’empereur Pierre il restait une poignée de cendre, quelques lambeaux de drap d’uniforme, des boutons, des semelles de bottes[1]. Le fils se jeta à genoux devant ces chétives reliques et versa d’abondantes larmes. Puis il fit porter le cercueil dans l’église, sur une estrade somptueuse ; on plaça la garde d’honneur, on régla les services funèbres suivant l’étiquette accoutumée. Deux fois par jour, l’empereur se rendait aux offices, célébrés par les religieux du couvent. Après les délais de rigueur, Paul ordonna le transport du corps au Palais-d’Hiver ; la famille impériale et toute la cour suivirent le cortège, tête nue, sur ce long parcours, par un froid de 18 degrés, au milieu d’un peuple qui regardait avec stupeur ce revenant d’une époque oubliée. Au palais, on déposa la bière sur le lit de parade où reposait déjà l’impératrice. L’expiation était complète et la leçon formidable. Jamais sans doute, dans ses plus cruelles nuits de remords, Catherine n’avait rêvé qu’après

  1. Récit de Sanglène.