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des blés. Adieu. Ecrivez-moi au plus vite et détaillez vos idées ; dites vos intentions et ce que vous voulez. » — Il est curieux, le tour du billet de notre Caton. Ce n’est plus sa grande phrase des mauvais jours, dédaigneuse et mordante ; on voit l’homme important, surmené d’affaires, satisfait et protecteur, jetant à la hâte des phrases hachées, joyeuses. Comme le philosophe s’est vite grisé du vin de la faveur ! Et cette cour si méprisée hier, comme il la voit soudain à travers les roses illusions de l’aurore ! Malheureusement, il est seul de son avis. Quelques jours se passent et l’esprit nouveau se révèle à la Russie, n’éveillant que terreurs et inquiétudes.

Ici encore, il faut recourir aux mémoires des provinciaux pour mieux ressentir la secousse profonde qui agita le pays. Tout le vieux monde de Catherine s’écroulait, tous ceux qui l’avaient édifié étaient frappés. Dans chaque ville, des courriers impériaux arrivaient, apportant la destitution des autorités ; les traîneaux de ces messagers repartaient, tantôt pour conduire dans les régions lointaines les fonctionnaires disgraciés, tantôt pour mener à Pétersbourg d’anciens officiers de Pierre III, subitement rappelés aux honneurs, à la fortune. « Toutes les nouvelles qui nous parvenaient de la capitale nous apportaient plus d’effroi que de consolation, » dit Sanglène. A l’autre extrémité de l’empire, Vigel s’exprimait en termes identiques. Sur la route de Sibérie, à Novgorod, à Kazan, le peuple épouvanté regardait passer les convois de kibitkas qui emmenaient à Tobolsk d’illustrés ou d’obscures victimes. A Pétersbourg, « le mécontentement croissait de jour en jour, l’empereur renversait tout ce qui existait précédemment, il blessait l’amour-propre de chacun, et principalement des plus grands seigneurs. « Avant toutes choses, Paul avait changé la tenue des troupes et substitué aux glorieux uniformes de Catherine l’habit prusso-holsteinois. L’homme est ainsi fait qu’il aime mieux voir toucher à ses droits qu’à ses habits. Les officiers des gardes se croyaient déshonorés. « Nous nous faisions l’effet d’une mascarade, » écrit l’un d’eux. Ils donnèrent en masse leur démission. On les remplaça aussitôt par des « Gatchinois, » caporaux grossiers et ignorans, mais façonnés de longue date aux caprices du maître. Les civils ne furent pas moins contraints : l’empereur défendit les chapeaux ronds, comme une importation jacobine. Quand il passait à la promenade, les employés civils devaient jeter à terre leur manteau et rester immobiles, tête nue ; les délinquans étaient passibles de cent coups de bâton. Paul prenait lui-même l’initiative des corrections ; sa canne était aussi prompte que l’épieu légendaire d’Ivan le Terrible ; un jour, on le trouva dans son cabinet se colletant avec l’amiral Tchitchagof. Les femmes n’étaient pas préservées des châtimens manuels : Pahlen,