Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/171

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les Russies. Sa grosse affaire sera désormais de tenir des chapitres, de distribuer des commanderies, de déguiser ses généraux en chevaliers de la croisade ; Kouchelef est grand-amiral, Sievers grand-hospitalier, Flachslander turcopolier ; les plus hautes dignités, les ordres les plus recherchés de l’empire perdent toute signification, la vraie marque de faveur est une croix de Malte, une commanderie, d’ailleurs bien rentée en âmes de paysans. Au dehors, c’est un point d’honneur chevaleresque qui dicte les reviremens soudains de sa politique et de ses alliances ; il veut écrire l’histoire comme un roman de la Table-Ronde, il entre en des fureurs terribles quand les faits viennent contrecarrer son idéal. Comme ses serviteurs restent au-dessous de cet idéal, il les change sans cesse, il les disgracie brutalement. A la fin, désespérant des hommes, qui le trompent et le trahissent, conscient des haines qu’il a soulevées, il tombe dans une mélancolie farouche, dans une défiance générale contre tous ses sujets, contre toute sa famille ; il bâtit au milieu de sa capitale ce lugubre palais de Saint-Michel, entouré de fossés, défendu par des ponts-levis et des herses, comme le donjon d’un paladin de l’Arioste ; retiré derrière ces murailles, cherchant la sécurité chaque soir dans une chambre nouvelle, il accumule les ukases qui achèvent d’exaspérer la noblesse, il congédie ses derniers serviteurs fidèles ; son gouvernement n’est plus qu’une longue crise de colère. Que reste-t-il alors de sa raison ? L’histoire est mal informée de ces derniers paroxysmes ; le tsar ne se révèle plus à son peuple que par des ordres contradictoires, on ne voit de sa vie que cette lampe errante qui passe chaque nuit dans une autre chambre et vacille comme la faible lueur du pauvre cerveau ; peut-être la lueur allait-elle s’éteindre, peut-être était-elle déjà éteinte, le soir que les conjurés renversèrent la lampe et ressortirent en disant au peuple de prier pour l’âme de Paul Pétrovitch.

Revenons en arrière. Je n’ai pas dessein de raconter ce règne, je ne voulais qu’achever le tableau des péripéties qui changèrent la face de l’empire, durant ces derniers jours de novembre 1796, — A la cour et dans les premières charges, les renverses de fortune furent moins promptes qu’on ne s’y attendait. Paul se piqua d’être magnanime et combla les ministres de sa mère avant de les sacrifier. Trois jours après l’avènement, Rostoptchine, devenu le grand factotum, écrit dans un billet à Vorontzof : « Des grâces et des bienfaits, un désir ardent de se faire aimer. Zoubof confirmé dans toutes ses places. Son frère Nicolas décoré de l’ordre de Saint-André ; des soins, des attentions. Le comte Solticof et le prince Repnine maréchaux, le vice-chancelier chancelier, le comte Bezborodko fait de la première classe. Point de recrues cette année. On va abolir l’impôt