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dans ton royaume ! Que sa mémoire soit éternelle ! » Il offrit aux envoyés de l’empereur de les accompagner à l’église du palais, non sans marquer son indignation de ce que le fils de Catherine eût pu douter un instant de sa fidélité et de son dévoûment. Rostoptchine l’ayant respectueusement assuré qu’il n’avait pas à se déranger, Orlof, un flambeau à la main, alla signer la formule du serment sous les saintes images. Les envoyés le saluèrent et se retirèrent, le laissant en repos à la contemplation du passé.

À cette même heure, au palais, le prince Zoubof se présentait devant l’empereur ; en sa qualité de général aide-de-camp (il était précisément de tour ce jour-là), il venait demander à son nouveau maître à qui il devait remettre le bâton, insigne de sa dignité : — « Il est en bonnes mains, gardez-le ! » répondit Paul. Zoubof avait pour premier de voir de sa charge d’apporter au souverain les plis cachetés qui se trouvaient dans le cabinet de la défunte. L’empereur en prit un au hasard et rompit le cachet : c’était un projet d’ukase sanctionnant sa renonciation au trône de Russie. Une seconde enveloppe renfermait les dispositions arrêtées pour son internement dans un château-fort. Paul sourit et déchira les deux paquets en menus morceaux. Il mit dans sa poche, sans le décacheter, un troisième pli qui portait cette suscription, de la main de Catherine : « Ceci est mon testament[1]. »

« Ainsi finit, dit Rostoptchine en achevant sa narration, le dernier jour de la vie de l’impératrice Catherine. Si grandes qu’eussent été ses actions, sa mort agit faiblement sur les sentimens des hommes. Ils semblaient tous dans la situation d’un voyageur qui a perdu sa route ; et chacun espérait rentrer au plus vite dans le bon chemin. Tous, avides de changement, pensaient y trouver avantage ; fermant les yeux et les oreilles, ils se rejetaient à corps perdu dans la folle loterie de l’aveugle fortune. »


III

Faisons un instant ce que faisaient à cette heure toute la cour et tout l’empire ; essayons de déchiffrer le caractère de l’homme qui dispensera désormais les biens et les maux. Il n’en est pas de plus difficile à juger ; jamais plus obscur problème de psychologie historique ne fut légué aux curieux. La plupart des biographes ont résolu ce problème en avançant que Paul Ier était fou. C’est bientôt

  1. Récit de Sanglène, qui affirme tenir ces révélations de la bouche même de Zoubof. Aucun autre témoignage ne les confirme et il est étrange que Rostoptchine n’en ait pas eu connaissance ; elles ne doivent être acceptées qu’avec hésitation.