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vers le soleil levant, toute la presse et l’agitation des intérêts de cour. Chacun vient là qui tremble ou espère. Le premier appelé a été Rostoptchine, le disgracié d’hier. — « Que veux-tu être ? » lui a dit le nouveau maître. — « Ayant toujours en vue le redressement de l’injustice, je répondis sans un instant d’hésitation : « Secrétaire pour la réception des requêtes. » L’héritier réfléchit quelque temps : « Je ne trouve pas là mon compte ; je te nomme aide-de-camp-général, non pour que tu sois de ceux qui flânent dans ce palais une canne à la main, mais pour que tu diriges les choses de la guerre. » Paul appelle ensuite un petit page, Nélidof, le neveu de sa favorite enfermée depuis huit mois au couvent de Smolna, et s’entretient à voix basse avec lui, on devine de qui. Cependant le bruit a déjà volé que Rostoptchine est le vrémenchik, l’homme du jour ; les puissans de la veille accourent à lui, humbles et bas. Le vieux chancelier, comte Bezborodko, n’était pas sorti du palais depuis trente heures ; « le désespoir se peignait sur son visage, avec l’incertitude de l’avenir, la terreur d’être en butte à la colère de l’empereur, le vif souvenir des bienfaits de l’impératrice ; ses yeux étaient pleins de larmes, son cœur de tristesse et d’effroi ; il me dit à deux reprises, d’une voix brisée, qu’il n’avait d’espoir que dans mon amitié, qu’il était vieux, malade, et qu’ayant 250,000 roubles de revenu, il ne demandait qu’à vivre en paix et qu’on le laissât quitter le service sans affront. Au milieu de ses épanchemens, il me sollicita pour une de ses créatures, Troschinsky, m’expliquant qu’on avait signé depuis plus de huit jours l’ukase qui nommait celui-ci conseiller d’état actuel et qu’on avait négligé de transmettre cet ukase au sénat. » Osterman, le vice-chancelier, reçoit l’ordre de retirer et de placer sous les scellés tous les papiers du comte Markof, aux affaires étrangères ; effaré, il comprend mal, et revient au palais traînant à travers les salles deux gros ballots de paperasses dans des nappes, « semblant un enfant qui tire en jouant deux chariots trop lourds pour lui. » Samoïlof, un des favoris de Catherine et l’ennemi personnel de Rostoptchine, accable le comte de protestations, l’assurant que l’impératrice lui a battu froid ces derniers temps, parce qu’il avait proposé pour une décoration un des médecins du grand-duc ; il s’oublie jusqu’à dire, en parlant de la mourante, « la défunte impératrice. »

Paul ordonne à son ami de rassurer tous ces malheureux ; on chasse seulement le grand maréchal du palais, on en crée un nouveau. Bezborodko est invité à venir faire son rapport sur les affaires les plus urgentes ; l’héritier est charmé de sa mémoire imperturbable, de sa connaissance des questions. Tandis que les fortunes se défont ou s’élèvent dans le cabinet de celui qui arrive, que se