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l’esprit impur dont il était tourmenté. L’esprit tint bon et l’on ne se lassa pas de lui administrer le médicament qui devait l’expulsée Les gens qui agissaient ainsi étaient de bonne foi, et il fallut des siècles pour dissiper une erreur dont le principe était dans la ferveur même des croyances religieuses. L’accès de Jean Ciudad paraît avoir été d’une extrême violence. Or, en matière d’aliénation mentale, on peut dire, d’une façon presque générale, que plus la folie est excessive, plus elle cesse vite ; un absorbé guérit moins facilement qu’un agité. On prétend qu’au milieu des tortures dont il fut accablé par ceux qui cherchaient ai lui rendre la raison, on l’entendit exprimer le vœu d’avoir plus tard un hôpital à lui « afin d’y recevoir les pauvres aliénés et de les traiter comme il convient[1]. » Je le crois et je crois aussi que son séjour à l’hôpital de Grenade, que le souvenir du supplice qui lui y fut infligé a, plus que tout autre motif, déterminé sa vocation hospitalière. Quand l’exacerbation nerveuse dont il avait souffert fut calmée, il s’employa auprès des malades ; puis il obtint la liberté et sortit, emportant un certificat qui constatait qu’il avait été fou, mais qu’il ne l’était plus.

Jean Ciudad avait fait vœu d’aller en pèlerinage à Notre-Dame-de-Guadalupe ; il partit pieds nus, sans un réal, en hiver. La saison était rude ; il fallait vivre et trouver asile pendant la nuit. La misère est ingénieuse ; elle lui inspira un moyen simple de pourvoira ses besoins et dont plus tard il devait, user pour venir en aide aux malheureux. Au cours de son chemin, le long des landes et à travers les forêts, il recueillait les branches mortes, en faisait un fagot, le chargeait sur ses épaules, et, arrivé dans un endroit habité, ville ou bourgade, le vendait en échange d’un peu de nourriture et d’un abri pour dormir. On dit que, parvenu à Notre-Dame-de-Guadalupe, il eut une vision, — hallucination du sens de la vue ou rêve ? — qui exerça sur lui une influence décisive. La Vierge lui apparut et lui remit l’Enfant Jésus tout nu, avec des vêtemens pour le couvrir. C’était lui indiquer qu’il devait avoir pitié des faibles, recueillir les abandonnés et vêtir la nudité des pauvres. Du moins il le comprit ainsi. S’il a été dupe de son imagination, l’erreur fut féconde, car elle a engendré des actes admirables qui se renouvellent de nos jours et qui ont sauvé des milliers de malheureux. Il est certain que l’homme qui croit que les lois de la nature ont été renversées pour lui, qui se persuade qu’il a été l’objet d’une intervention miraculeuse, puise dans cette croyance une force et une persistance d’où peuvent naître des œuvres extraordinaires. C’est de cette heure que date sa mission : il l’a remplie

  1. Vie de saint Jean de Dieu, par l’abbé Saglier, page 97.