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l’empire, arrive le premier ; il perd la tête et ne permet pas au médecin de service de saigner l’impératrice, malgré les supplications des domestiques. On va quérir le fameux Roggerson, on l’amène au bout d’une heure ; il tire du sang, qui vient bien, et applique aux pieds des mouches d’Espagne ; d’accord avec ses confrères, il constate une congestion cérébrale et la déclare mortelle ; cependant on essaie sur la malade toutes les ressources de l’art. Les hauts dignitaires qui accourent rappellent à Zoubof qu’il faut prévenir le fils, l’héritier, dans sa retraite de Gatchina ; le favori charge de cette mission son frère, Nicolas Zoubof. Au même instant, le jeune grand-duc Alexandre avise Rostoptchine, qui erre en quête de nouvelles dans les corridors du palais, et l’engage à se rendre au-devant de son père pour confirmer à ce prince l’état désespéré de l’impératrice. — Suivons ces messagers ; abandonnons pour quelques heures le Palais d’Hiver, où la foule s’assemble, et le corps qui râle sur ce matelas dans la chambre impériale ; transportons-nous à Gatchina,


II

Dans ce triste château, distant de Pétersbourg d’une demi-journée de poste, vivait la plus grande partie de l’année un prince ignoré, méprisé de sa mère et des courtisans, dévorant en silence ses humiliations, ses terreurs, sa soif de pouvoir et de vengeance. Catherine, qui retrouvait dans ce fils comme l’ombre d’un époux craint et abhorré, le tenait à l’écart des affaires, sous une surveillance jalouse ; elle le savait hostile à ses réformes, prêt à prendre en tout le contre-pied de sa politique, au dedans et au dehors. Entre la mère et le fils grandissait chaque jour un antagonisme de vues qui aigrissait les rapports ; cette lutte sourde rappelait aux vieillards le drame domestique qui avait effrayé leur enfance, les démêlés de Pierre Ier et de son fils Alexis, l’immolation du fils rebelle à la politique du père. Les hommes étant enclins à prédire l’avenir par analogie, beaucoup soupçonnaient qu’une situation de tous points semblable serait tranchée par un dénoûment pareil ; à tout le moins, chacun était persuadé que Catherine tenterait de laisser la couronne à son petit-fils Alexandre, au détriment de son fils Paul. L’impératrice avait accaparé ses petits-fils, elle les faisait élever sous ses yeux, en dehors du contrôle paternel. Cet héritier éloigné des affaires, ce père séparé de ses enfans avait alors quarante-un ans ; on lui laissait pour toute consolation, dans sa solitude de Gatchina, le régiment holsteinois qu’il exerçait aux minuties du service prussien, un entourage de mécontens de bas étage et sa