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d’amour-propre. Catherine négociait depuis longtemps le mariage de sa petite-fille, la grande-duchesse Alexandra Pavlovna, avec le jeune roi de Suède Gustave-Adolphe IV. A grand’peine, on avait attiré ce prince à Saint-Pétersbourg au mois d’août 1796. C’était un jeune homme bizarre, ombrageux, et mélancolique. Il gardait de son enfance l’épouvante de l’assassinat, de la balle silencieuse d’Ankarstrom, frappant son père sous le masque, en plein bal. Comprimé sous le joug de son oncle, le régent duc de Sudermanie, ce roi mineur attendait, taciturne, le moment, de pouvoir et d’agir, On l’envoyait en Russie trois mois avant sa majorité ; il y vint, résolu à éluder, à différer, à mentir. Catherine déploya toutes ses séductions, elle multiplia les plaisirs sons les pas de son hôte ; le palais de la Tauride revit les fêtes du temps de Potemkine. Gustave-Adolphe y promenait sa tristesse, son mutisme. Un moment, la vieille impératrice put croire que les charmes de sa petite-fille agissaient sur le Suédois : les deux jeunes promis se parlaient souvent tout bas ; « la petite grande-duchesse fut embrassée maintes fois. » On sut après que ces entretiens d’amoureux étaient des disputes théologiques ; le luthérien, élevé par les théosophes, les disciples de Swedenborg qui gouvernaient son pays, s’efforçait de convertir sa future. La question de religion était le grand obstacle à la signature du traité d’union ; la cour de Stockholm voulait que la grande-duchesse abjurât l’orthodoxie, Catherine refusait tout accommodement sur ce point. Enfin Gustave sembla céder, en termes ambigus ; l’impératrice, pressée, dans sa joie du succès, fixa les fiançailles au 11 septembre., Ce jour-là, à midi, on réunit chez Zoubof les plénipotentiaires pour la signature du traité ; les princes et la cour attendaient au palais ; le métropolitain qui devait bénir ces accordailles était dans l’église en habits pontificaux. Les Suédois apportèrent une minute d’instrument sans l’article convenu sur la religion ; les Russes se récrièrent ; on batailla tout le jour. Catherine, outrée, dépêcha à plusieurs reprises son ministre chez le roi, renfermé dans son logis. ; le ministre revint avec de mauvaises défaites ; à dix heures du soir, on n’avait rien gagné. « Nous convînmes, écrit l’impératrice à son ambassadeur à Stockholm, d’envoyer dire au roi que j’étais tombée malade, et l’on renvoya tous ceux qui attendaient dans l’antichambre l’issue de cette farce. Il devait y avoir bal le soir et souper chez le grand-duc. Je vous laisse à penser quelle était l’indécence de l’inconduite de toute cette journée[1]. » Quelques jours après cet éclat, les Suédois repassaient la mer. L’humiliation et le dépit avaient secoué si fort la

  1. Pour tout cet incident, voir la correspondance avec Budberg, Sbornik, t. IX.