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lyrique, dont les premiers accens, partis du Poitou et du Limousin, furent répétés, presque en tous lieux, par des essaims de troubadours. Le XIIe siècle fut l’âge d’or de cette riche poésie, presque subitement étouffée au début du siècle suivant par l’horrible croisade contre les albigeois. La France du Nord se précipitait en ennemie sur la France du Sud : un notable progrès de l’unité nationale ne devait s’accomplir qu’au prix du sang et des supplices. L’émigration des troubadours, qui en résulta, porta la littérature provençale dans tous les pays voisins, au nord de la Loire, au sud des Pyrénées, au-delà des Alpes ; elle eut un dernier éclat en Portugal et en Castille, et se mêla aux origines de la poésie catalane ; elle anima l’Italie, et lui inspira la première le souffle lyrique des poètes siciliens et des poètes toscans, jusqu’au plus grand de tous, Dante Alighieri. D’anciennes théories historiques faisaient procéder la poésie française d’une sorte d’imitation de la poésie italienne. Elles conservent une part de vérité s’il s’agit des rapports ultérieurs qui se sont établis entre les deux nations, au XVIe siècle par exemple. Mais ce que nous avons pu recevoir alors d’influence littéraire Venue de l’Italie n’est nullement comparable à ce que l’Italie avait primitivement reçu de la France méridionale. On l’a dit avec raison, ce ne sont pas seulement des sujets ou des formes d’invention heureuse que le génie provençal a transmis d’abord à la poésie italienne, c’est l’existence même.

Il n’y a pas bien longtemps que ces vérités d’histoire littéraire ont commencé d’être démontrées, et il n’est pas bien sûr qu’elles soient encore entrées dans le courant de l’enseignement général. Ceux des jeunes érudits que l’École des chartes et l’École des hautes études envoient à l’École française de Rome ont donc, entre autres tâches indiquées et tracées, celle d’éclairer toujours davantage ces primitives relations littéraires entre les diverses nations romanes, particulièrement entre la France et l’Italie. C’est à eux de tirer des bibliothèques et archives italiennes les œuvres encore inconnues que l’influence de nos trouvères et de nos troubadours a fait naître au-delà des Alpes. Qu’ils soient écrits dans la langue d’oil ou dans la langue d’oc, ces poèmes sont les pages mêmes de nos primitives annales, aujourd’hui dispersées en Italie, en Espagne et ailleurs. Reprenons notre bien, c’est-à-dire démontrons clairement, dans le juste intérêt de la science et de la vérité historique, quels ont été ces intéressans échanges intellectuels, et quelles règles les ont régis. La tâche est double, et le prix en est d’autant plus grand. Il ne s’agit pas uniquement d’un service à rendre à l’histoire littéraire ; l’étude de notre langue, de sa grammaire et de son orthographe même est en jeu. Il n’est pas question ici de petite et vaine érudition, mais des principes de cette éducation première des esprits