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surnaturel pour être extraordinaire. L’enfant grandit dans un milieu obscur et pauvre ; l’esprit d’aventure le tourmentait-il déjà ? On peut le croire, car, dès l’âge de huit ans, il déserta la maison paternelle. Un prêtre qui se rendait à Madrid l’emmena et l’abandonna à moitié route, dans la Nouvelle-Castille, à Oropesa. Jean se fit berger et entra au service d’un certain François, qui était intendant des troupeaux d’un propriétaire nommé Ferrus-e-Navas. Il montra de l’intelligence dans ses fonctions et semble avoir pendant bien des années vécu de la vie nomade des pâtres espagnols. Un de ses biographes dit qu’il était de haute taille et d’une vigueur peu commune ; son mode de vivre en plein air avait développé ses forces. Son humble métier lui déplut ; de tous côtés, on entendait un bruissement d’armes ; il se sentit sollicité par l’attrait de l’imprévu, qui exerça toujours de l’influence sur lui ; il laissa les troupeaux, les pâturages, il jeta sa houlette aux orties et se fit soldat.

L’heure était propice ; l’Espagne inaugurait la grande période de son histoire : pour la première fois, depuis la trahison du comte Julien, elle s’appartenait. Les Maures avaient retraversé la Méditerranée, qu’ils ne devaient plus franchir. En 1492, Mohammed Abou Abd’Allah, ce Boabdil qui pleurait comme une femme parce qu’il ne s’était point battu comme un homme, avait abandonné Grenade « la bien fleurie » à Gonzalve de Cordoue ; Christophe Colomb a découvert le continent qu’Améric Vespuce doit baptiser ; Cortez va prendre le Mexique ; Pizarre, l’ancien gardien de pourceaux, égorgera le Pérou ; les musulmans sont à peine tolérés en Espagne, les juifs y sont brûlés ; l’inquisition « régularisée, » le saint-office, comme l’on dit, introduit en 1481, sous le règne de Ferdinand et d’Isabelle, semble s’efforcer de rétablir le culte de Moloch dévorateur ; ainsi que dans la Marie Tudor de Victor Hugo, « les bûchers sont toujours braises et jamais cendres. » Gutenberg avait inventé l’imprimerie, dont Martin Luther se servait ; la face du monde se modifiait, l’esprit humain avait des ailes ; l’Europe, prête aux dévastations, était sur le point d’entrer en lutte au nom du même Dieu que des principes opposés comprennent d’une façon différente qui exercera la prépotence ? Charles-Quint ou François Ier ? Ces deux terribles batailleurs ne laissent guère de repos à leurs peuples. La Nouvelle-Castille s’était soulevée ; le roi de France, profitant de l’occurrence, avait poussé deux armées contre l’Espagne ; l’une, dirigée par l’amiral Bonnivet, s’était emparée de Fontarabie ; l’autre, sous les ordres d’André de Foix, occupait la Haute-Navarre, que la prise de Pampelune lui avait livrée. En défendant cette dernière ville, Ignace de Loyola fut blessé. Pendant sa convalescence, il médita sur les périls dont