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cette âpreté de convoitise soit de nature à déconsidérer l’idée de la justice, à abaisser la magistrature, à affaiblir toutes les garanties dues au pays, peu importe : l’intérêt de parti est satisfait ! la majorité républicaine a eu ce qu’elle voulait : le personnel judiciaire à sa discrétion. Le ministère n’a rien objecté, et pour rester d’accord avec cette majorité impatiente d’exclusion et de destruction, il s’est prêté à tout, même à laisser, pendant des séances entières, mettre en doute l’intégrité de la justice, outrager la vieille magistrature française.

Ainsi, avec la complicité du gouvernement, la chambre a tout voté, et la suspension de l’inamovibilité, et le droit attribué au garde des sceaux de disposer trois mois durant de la magistrature tout entière, et ce nouveau conseil supérieur, qui, sous une apparence de juridiction disciplinaire, établit la politique de parti en permanence dans l’administration de la justice. Ce n’est là encore heureusement, il est vrai, qu’une première étape. Il reste à savoir ce que le sénat va faire de cette loi qui a été « fustigée » par tout le monde, selon le mot de M. Ribot, qui a révolté même des membres de l’extrême gauche, et qui n’a pas moins été adoptée précisément parce qu’elle n’est qu’un expédient mis au service d’une passion de parti. Le sénat semble jusqu’ici assez peu disposé à se hâter de sanctionner une œuvre qui ne peut être appelée que par dérision une réforme ; mais on organise déjà contre lui une de ces campagnes d’intimidation qui recommencent invariablement toutes les fois qu’on veut lui imposer une complicité dans quelque mauvaise besogne. On le menace, lui aussi, d’une suppression prochaine par la révision constitutionnelle s’il ne vote pas. Et le ministère, que fait-il ? Il va au plus vite au Luxembourg avec sa loi, escorté, soutenu, ou patronné par tous ceux qui menacent le sénat. Il paraît que c’est ainsi qu’on restaure le gouvernement ! — Eh bien ! franchement, il y aurait eu pour le ministère une autre manière de prouver qu’il y avait un gouvernement en France : c’eût été de savoir se défendre des pressions de partis, des idées désorganisatrices dans la question de la magistrature comme dans les questions militaires, de mettre son zèle à adoucir les conflits religieux, de proposer avec maturité des réformes sérieuses ; c’eût été aussi de traiter avec prudence, avec prévoyance ces intérêts extérieurs, qui sont toujours délicats et difficiles à manier, qui le sont plus que jamais à l’heure où nous sommes, dans une situation peut-être assez compliquée.

On oublie trop quelquefois, en effet, que tout se tient dans les affaires d’un pays, et que les difficultés extérieures, les embarras de diplomatie sont le plus souvent la rançon d’une fausse direction intérieure, d’une imprévoyance ou d’une faiblesse de gouvernement. Est-ce qu’on n’en a pas fait la cruelle épreuve l’an dernier dans cette crise égyptienne où la France n’a été réduite à un assez triste rôle que par la faute d’un ministère sans idées et sans volonté, surtout sans autorité sur un par-