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ni au Vaudeville, mais à Fédora, — comme pendant deux années, au lieu d’être abonné à la Comédie-Française, on ne put qu’être abonné au Monde où l’on s’ennuie.

Du moins, venant si tard, la comédie de MM. Albéric Second et Paul Ferrier a ce mérite d’offrir un titre de saison : la Vie facile. Pour quiconque a l’oreille judicieuse, ce titre liquide, fait de labiales et de voyelles, convient à une comédie d’été, comme celui de Casque de fer, où se fracassent de dures et solides gutturales, à un mélodrame d’hiver. La Vie facile, cela coule doucement comme de la crème ; cela sied à une comédie tempérée qu’on puisse entendre, par ces premières soirées de juin, sans trop de fatigue, au lieu d’aller respirer l’air frais, mollement étendu dans une voiture découverte, sous les ombrages du bois. C’est donc un bon titre : il paraît meilleur encore à qui en recherche le sens, à qui devine ou sait déjà quels sont les vivans que l’auteur met en scène. À lui seul, en effet, c’est un jugement sur une catégorie morale de nos contemporains ; et n’est-ce pas le jugement d’un moraliste aimable qui n’est dupe de rien, ni des mœurs qu’il étudie ni de son zèle moralisant ? d’un philosophe qui ne s’indigne pas avec la naïveté d’un sermonnaire et se garde bien d’appliquer de gros mots à des gens trop faibles pour les porter ?

« La vie facile, » pour M. Albéric Second, vieux chroniqueur parisien, c’est la vie que beaucoup d’autres, plus pédans ou plus candides, traiteront d’imbécile ou de criminelle. Pourquoi s’émouvoir ainsi ? Pourquoi se fâcher, ou plutôt contre qui ? En l’honneur de quelles mouches remuer de si lourdes massues ? Imbécile et criminelle, parce qu’il s’y commet chaque jour des sottises et souvent des crimes ? Mais l’auteur de cette sottise n’a pas la consistance d’un imbécile ; l’auteur de ce crime n’a pas l’énergie d’un criminel. Ni l’un ni l’autre n’est véritablement l’auteur de ses actes : de tels faits se trouvent accomplis, parce qu’ils étaient faciles à accomplir. Suivez parmi leurs compagnons les hommes que vous seriez tentés d’en accuser : à chaque pas, vous trouverez une sottise sans qu’un imbécile en réponde ; à chaque tournant du chemin, des crimes sans criminels. Le signe particulier de ce temps, c’est que les volontés sont débiles : quiconque a le moyen de se passer de la sienne lui donne charitablement congé. La vie facile, évidemment, pour des caractères si faibles, c’est la vie sans devoirs ; pour se dispenser de tous les autres, il suffit, à la rigueur, qu’on soit dispensé par la fortune d’un des devoirs de l’homme envers lui-même, du travail. Aussi, pour être admis dans le monde où se mène la vie facile, suffit-il, à la rigueur, qu’on n’exerce aucun métier ; montrez vos lettres de loisir, votre patente d’oisiveté ; c’est bien, vous êtes admis. D’ailleurs, je vous le dis à l’oreille, si vos ressources viennent à s’épuiser, la spéculation est tolérée ; le jeu de bourse est un jeu comme un autre, et qui n’a pas l’aspect ignoble du