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fermant la brochure, alla contempler dans son miroir ses joues fanées par l’étude, ses yeux cernés par les veilles savantes, et jeta de dépit ses dictionnaires par la fenêtre, son tableau noir dans la cheminée. Plus d’un adolescent médita longuement les pages incendiaires où l’auteur lui demandait ce qu’il faisait de ses poings et à quoi lui servaient ses bras, et fit serment en lui-même de prouver à l’univers qu’il savait marcher sans lisières. La police poursuivait les brochures, mais la police féminine était comme l’autre ; elle arrivait toujours trop tard, quand le mal était fait.

Ce fut une femme, arrière-petite-fille de l’illustre Martine de Molière, qui décida les campagnes à se soulever en excitant Tom, le forgeron, à ne pas se laisser vilipender plus longtemps par sa forgeronne. Une autre femme poussa le comte de Chester à se mettre à la tête des insurgés, dont le nombre croissait rapidement. Maris mécontens et amans malheureux accouraient au camp, où de fringantes jeunes personnes. s’empressaient à les parer de cocardes et attisaient dans leur cœur, par des paroles brûlantes, le feu de la révolte. Nombre de garçons arrivèrent suivis de leurs amoureuses, qui demandèrent à être armées et à partager les dangers de la campagne, car, disaient-elles, la cause des hommes était aussi leur cause : si l’insurrection triomphait, elles épouseraient leurs amoureux ; si elle était vaincue, leurs galans leur seraient enlevés, comme toujours, par les vieilles. On dut former pour les contenter un bataillon de filles, qu’on se promit de ne pas exposer. Ce furent des femmes qui bafouèrent et houspillèrent sans pitié les vénérables duègnes dépêchées par le gouvernement pour exhorter les rebelles au repentir et à la soumission. Ce furent les jeunes personnes aux cocardes qui se glissèrent, la nuit d’avant la bataille, dans le camp des soldats de l’ordre et leur firent de tels contes borgnes sur la situation, que ces braves gens désertèrent en masse, découvrant la route de Londres. Les mêmes héroïnes enrubannèrent si joliment l’armée insurgée que la population féminine, empressée à la voir passer, ne put s’empêcher d’avoir l’âme subjuguée.

Il est à remarquer que les rubans ont toujours joué un rôle important dans les discussions sur les droits des femmes. Il existait à Paris, aux environs de 1830 et 1840, un groupe de femmes, dont plusieurs avaient de l’esprit et du monde, qui travaillaient à susciter un mouvement en faveur des théories reprises depuis avec éclat par Mlle Hubertine Auclert et quelques autres grandes citoyennes. L’un des coryphées de ce groupe était Mme de Méritens, auteur de quelques romans ennuyeux et d’un livre inimitable de naïve sincérité : les Enchantemens de Mme Prudence. Mme de Méritens était liée d’amitié avec Béranger, qu’elle s’amusait à piquer au jeu et qui se défendait de son mieux dans des lettres où, par précaution, pour ôter à son amie