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rappelaient les belles paroles qu’il avait prononcées sur leur père à l’Académie des sciences. Bien peu osaient se souvenir du mot de Mlle de Lespinasse : « C’est un mouton enragé et un volcan couvert de neige. » Sa causerie avait tant de richesses, ses connaissances une si étonnante variété, qu’on était curieux de l’entendre. On était au mois d’avril 1789. André Chénier était venu de Londres passer quelques semaines avec ses amis et se renseigner sur les événemens. Le tiers-état marchait à la suprématie, et Sieyès dirigeait l’attaque. Condorcet était si sûr de la victoire qu’il en analysa sur-le-champ tous les magnifiques résultats, comme s’ils eussent été présens à ses regards : « Son flegme philosophique voilait tout ce que ses espérances et les nôtres, dit un témoin, avaient d’intrépide et de démesuré. Le cri commun était alors : « A bas les illusions ! » et jamais on n’avait été plus emporté par leurs lots. On ne se défiait pas du torrent, parce qu’il présentait une surface limpide. » Cependant quelques objections étaient faites ; l’abbé Morellet entrait en fureur dès qu’on parlait de l’abolition des dîmes. Alors Condorcet détourna la conversation sur le sujet dont il s’était pénétré : les avantages pour la société des progrès illimités des sciences. Il offrit à ses auditeurs le tableau d’un véritable âge d’or, montra la raison et les vertus croissant d’âge en âge. Il enrichissait la postérité de tant de dons magnifiques, grâce à l’avancement de la médecine, de l’hygiène, de la chimie, de la navigation aérienne, grâce au développement des forces magnétiques et électriques, grâce à l’application des mathématiques, même à la morale, qu’il étendait démesurément les bornes de la longévité humaine. L’auditoire, enthousiasmé par un si magnifique langage, s’écria tout d’une voix : « Quel dommage que nous ne soyons pas notre propre postérité ! » Excité de plus en plus, Condorcet arriva de degrés en degrés jusqu’à assurer presque l’immortalité sur la terre.

L’esprit et le bon sens français, et de la meilleure source, intervinrent alors. « En vérité, mon cher marquis, interrompit Mme Pourrat, vous nous feriez sécher de jalousie pour le sort de nos chers descendans. Ne pouviez-vous pas augmenter notre part aux dépens de la leur, qui me paraît excessive ? Et puis, tout bien compté, cette immortalité-là me paraît assez pauvre. Fénelon ne nous dit-il pas que Calypso, abandonnée par son amant, se plaignait d’être immortelle ? Or, j’imagine que beaucoup de femmes se trouveront fort délaissées lorsqu’elles arriveront à l’immortalité toutes ridées, toutes édentées, et avec tous les autres désagrémens de la vieillesse dont je n’ose faire l’énumération. Puisque vous êtes en train de faire des découvertes physiques et chimiques, trouvez-nous donc une fontaine de Jouvence, sans quoi votre immortalité me fait peur.