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Ils avaient été élevés ensemble au collège de Navarre ; leurs vacances se passaient sous les ombrages de Montigny ; là, François de Pange avait essayé de rimer : « Tu naquis rossignol, » lui disait Chénier ; mais il avait été trop tôt fugitif des « neuf sœurs ; » « de son cœur presque enfant la mûre expérience » l’entraînait vers l’histoire ; il n’était pas, comme ses aimables compagnons, des soupers de La Reynière et de Lycoris ; le désir du savoir, la passion de l’universalité, le consumaient. Aucun ami cependant ne prêtait une oreille plus attentive et plus charmée aux vers d’André ; personne aussi n’avait mieux compris ce qu’il y avait de viril dans cette âme à la fois tendre et romaine. « L’amicale douceur de leurs chers entretiens » ne fut jamais remplacée ; aussi le poète a-t-il attaché son nom chéri, dans le livre de la postérité, avec un clou d’or.

Lorsque les dures nécessités de la vie, son pesant esclavage, forcèrent André Chénier à entrer dans la carrière diplomatique, ce fut Mme de Beaumont qui le recommanda à son père. M. de Montmorin l’attacha à l’ambassade d’Angleterre. On sait quels liens étroits unissaient la famille du ministre des affaires étrangères à celle des La Luzerne. L’ambassadeur de France à Londres était l’oncle de Victoire de Montmorin, qui avait épousé le fils du ministre de la marine.

Pendant les deux années de séjour de Chénier en Angleterre, les relations mondaines de Mme de Beaumont s’étendirent en dehors de son premier cercle. L’entrée de Necker au ministère en 1778 facilita cette transformation. C’est de cette époque que datent les rapports affectueux avec Mme de Staël. Tout entière alors à ses devoirs d’ambassadrice, elle avait accepté la tâche de rendre un compte exact et régulier de ce qui se passait à la cour. — Elle avait déjà un salon à elle, où, bien avant Benjamin Constant, M. de Guibert régnait, puis le comte Louis de Narbonne. Frappée de l’intelligence de Mme de Beaumont, du sérieux et de la sûreté de son commerce, elle aimait à consulter son goût délicat sur ses premières productions. Par sa verve raisonneuse et expansée, par son éducation protestante et genevoise, elle brisait le cadre de l’ancien monde. Elle était déjà une moderne. La société française lui paraissait à de certains égards trop civilisée ; elle était étonnée de voir la vanité occuper seule toutes les places, l’homme ne vivre que pour faire effet autour de lui, pour exciter l’envie qu’il ressentait à son tour. » Ce besoin de réussir, comme elle l’a écrit, cette crainte de déplaire altérait, exagérait souvent les vrais principes du goût. Chaque jour, on mettait plus de subtilité dans les règles de la politesse. L’aisance des manières existait sans l’abandon des sentimens ; la politesse classait au lieu de