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Ce qui présentait plus de péril pour Horace, c’était le mélange qu’on trouvait dans le palais de l’Esquilin de gens du monde et de gens de lettres. Ces deux sociétés ne sont pas toujours d’accord entre elles et risquent de se heurter quand on veut les faire vivre ensemble. Chez Mécène, les gens du monde appartenaient à la plus haute aristocratie de Rome ; c’étaient des personnes d’un goût exquis, connaissant et respectant tous les usages, fort asservis à la mode du jour et la faisant quelquefois. Ils ne pouvaient s’empêcher de plaisanter quand ils voyaient leurs voisins, les gens de lettres, manquer à ces coutumes sacrées qui sont pendant quelques mois des lois rigoureuses pour devenir aussitôt après des vieilleries ridicules. Ce crime impardonnable, les pauvres poètes le commettaient quelquefois sans s’en apercevoir. Ils n’obéissaient pas toujours aux règles que le maître avait tracées dans son livre sur sa toilette {de Cultu suo) ; ils arrivaient mal peignés, mal chaussés, mal vêtus ; ils portaient du linge usé sous une tunique neuve ; ils n’avaient pas pris le temps de bien ajuster leur toge. En les voyant ainsi accoutrés, l’assistance éclatait de rire, et Mécène riait comme les autres. Je ne crois pas que ces railleries aient été fort sensibles à ceux contre lesquels elles étaient dirigées. ’irgile, qui était distrait, ne s’en est probablement pas aperçu ; Horace les acceptait de bonne grâce ; mais, comme il était malin, il s’en est vengé à l’occasion. Ces grands seigneurs avaient leurs travers aussi et leurs ridicules, qui ne pouvaient échapper à un esprit aussi perspicace. La vie du monde était devenue alors fort exigeante et très raffinée : elle possédait son code et ses lois. Les dîners surtout avaient pris beaucoup d’importance, et on les regardait comme une véritable affaire d’état. Varron, toujours pédant et grave, même dans les choses légères, se chargea d’exposer didactiquement toutes les conditions que doit réunir un repas pour être accompli. C’était une science très compliquée : dans l’entourage de Mécène, on se piquait de la pratiquer en perfection. Horace s’est moqué de cette prétention dans deux de ses satires : l’une, où il nous montre l’épicurien Catius occupé à recueillir des préceptes de cuisine ; l’autre, où il raconte le dîner de Nasidienus, un de ces prétendus docteurs dans l’art de bien traiter les convives. Les deux peintures sont fort plaisantes ; l’épicurien nous amuse par la gravité avec laquelle il débite ses préceptes, l’autre nous égaie par les soins fastidieux qu’il se donne pour maintenir sa réputation et les contretemps comiques qui dérangent ses projets. Ces railleries atteignaient des personnages connus, des amis de Mécène, et l’on peut soupçonner qu’il en devait retomber quelque chose sur Mécène lui-même. N’encourageait-il pas les sottises de Nasidienus en allant dîner chez lui ? N’avait-il pas, comme Catius, inventé des plats nouveaux, dont