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longtemps les cliens des gens riches sans que personne en ait paru choqué ni même surpris. Ils se firent plus tard professeurs, lorsque l’instruction publique fut organisée à Borne et dans les provinces. Pendant trois siècles, les grammairiens, les philosophes, les rhéteurs attachés aux grandes écoles de l’empire furent en même temps des historiens, des poètes, et les loisirs que leur laissaient leurs fonctions, ils les consacraient à la littérature. Cette situation valait mieux assurément pour leur dignité et leur indépendance ; mais elle avait d’autres inconvéniens dont ce n’est pas le lieu de parler ici.

On comprend que tous ces affamés, à la recherche d’un Mécène qu’il n’était pas facile de trouver, n’aient rien imaginé de plus heureux que le sort d’Horace. Non-seulement ils l’enviaient d’avoir reçu le bien de la Sabine, mais ils ne revenaient pas de leur surprise quand ils le voyaient vivre si familièrement avec son protecteur. Eux n’avaient pas la même chance. Lorsqu’ils venaient saluer le maître le matin, c’est à peine s’il daignait les reconnaître et leur sourire. Il les laissait tête-à-tête avec son intendant, qui se faisait beaucoup prier pour leur distribuer les six ou sept sesterces (à peu près 1 fr. 50) dont se composait la sportule. Si le patron daignait les inviter à dîner, c’était pour les humilier par des affronts de tous genres. On les faisait asseoir à quelque table écartée, où ils étaient rudoyés par les esclaves. Tandis qu’ils voyaient passer devant eux, pour les préférés, des langoustes, des murènes, des poulardes grosses comme des oies, on leur servait à grand’peine quelques crabes, ou quelques goujons péchés près des égouts et engraissés par les immondices du Tibre. Comme ils étaient humbles par nécessité et fiers par caractère, ces outrages les indignaient, quoiqu’ils fussent toujours prêts à s’y exposer. Quand ils venaient de les subir, ils ne pouvaient s’empêcher de songer à Horace, un homme de lettres comme eux, un fils d’esclave, qui non-seulement s’asseyait à la table d’un ministre d’état avec les plus grands personnages, mais qui l’invitait à sa maison et traitait presque d’égal avec lui. Yoilà ce qui leur causait autant d’admiration que d’étonnement. Aussi s’était-il fait à la longue une sorte de légende sur cette intimité entre le favori de l’empereur et le poète. Il semblait que rien n’en eût jamais troublé la sérénité ; c’était entre les deux amis comme un combat perpétuel de générosité et de reconnaissance, l’un donnant sans cesse, l’autre remerciant toujours, tandis qu’autour d’eux la société de Rome restait en extase devant ce touchant tableau.

La réalité ne ressemble pas tout à fait à la légende ; elle est moins édifiante peut-être, mais plus instructive ; surtout elle fait plus d’honneur à Horace. Quand ses contemporains le félicitaient, comme